Hommage à Jean Starobinski

Les siècles de Jean Starobinski (1920-2018)

Par Martin Rueff, Poète et critique, titulaire de la chaire de littérature française du 18ème siècle de l’université de Genève qui fut celle de Jean Starobinski — 8 mars 2019 à 16:55

Martin Rueff retrace l’apport du «plus grand critique littéraire de langue française au XXe siècle», qui avait renouvelé la connaissance du XVIIIe, siècle de la raison et de la joie, de l’émancipation par le gai savoir et les plaisirs partagés.

  • Les siècles de Jean Starobinski (1920-2018)

Tribune. Si elle nous prend toujours de court, la mort de nos doyens, à laquelle leur grand âge semblait nous préparer, nous laisse pourtant incrédules. Après tout, ceux qui approchent la durée d’un siècle, ne les croyons-nous pas un peu immortels (1) ? Et s’il y avait longtemps que nous redoutions d’avoir à dire adieu à Jean Starobinski, nous avions fini, comme baignés de la douceur rieuse de son œil vivant, par nous défaire de la crainte de sa mort. Aussi nous surprend-elle un peu malgré tout.

Il avait atteint l’extrême jeunesse des classiques. Parmi les quatorze définitions qu’il donne du «classique», Italo Calvino, que Starobinski commenta si bien (2), peut dire successivement : «Est classique ce qui tend à reléguer l’actualité au rang de rumeur de fond, sans pour autant éteindre cette rumeur» et «est classique ce qui persiste comme rumeur de fond, là même où l’actualité la plus éloignée règne en maître». A ce titre, Jean Starobinski est deux fois classique. Lui qui avait si longtemps et si constamment participé aux forces supérieures, pour citer la lettre de Marina Tsvetaïeva à Boris Pasternak quand elle apprit la mort de Rilke, il a fini par en devenir une. Comment mesurer aujourd’hui cette force douce et persistante ?

Critique et clinique

Les mots manqueront longtemps pour dire le sens de cette disparition. Avec Jean Starobinski, c’est un siècle de vie littéraire et intellectuelle qui prend fin – et peut-être même la notion de siècle de vie littéraire et intellectuelle. Mieux qu’aucun autre, il pouvait reprendre la formule de Térence dont D’Alembert et Voltaire avaient fait la devise des Lumières : «Homo sum et humani nihil a me alienum puto», «je suis homme et je considère qu’il n’est rien d’humain qui me soit étranger». Convergent ici un savoir de l’homme et un savoir pour l’homme. Starobinski fit sienne cette conviction que le savoir émancipe. Et, comme les grands génies du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle, il savait tout.

L’enfance confinée à Genève, l’élève surdoué, l’homme aux trois carrières – le musicien précoce, le médecin, l’écrivain critique : la légende de Jean Starobinski a retenu ce parcours d’exception. Critique et clinique : Jean Starobinski fut médecin (il exerça la psychiatrie) et écrivain critique. De Diderot, il disait qu’il se serait fait un ami, mais qu’il aurait aimé avoir Rousseau comme patient. La critique thématique, l’histoire des idées, la critique stylistique, le séjour à Baltimore qui les conjoint : ces épisodes relèvent d’une histoire intellectuelle faite de rencontres et d’influences. Elle reste en partie à écrire. La correspondance de Jean Starobinski permettra de mesurer ces échanges avec les plus grands philosophes (Merleau-Ponty, Weil mais aussi Canguilhem et Foucault), les plus grands écrivains de son siècle (Camus, Char, Bonnefoy, mais aussi Calvino), les plus grands critiques enfin (ceux de l’école de Genève, Raymond, Rousset mais aussi Genette, Contini ou Barthes).

Son œuvre considérable compte une trentaine de livres et plus de 800 articles. Il avait le génie des titres. Il a renouvelé la connaissance de Rousseau (la Transparence et l’obstacle, 1957, est un classique de la littérature du XXe siècle), changé notre regard sur le XVIIIe siècle (avec l’Invention de la liberté, 1964 ; 1789. Les emblèmes de la Raison, 1973 ; le Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, 1989). Il a offert nombre d’études décisives sur des grands auteurs : Montaigne (Montaigne en mouvement, 1982), Baudelaire (la Mélancolie au miroir, 1990), Diderot (Diderot, un diable de ramage, 2012). On lui doit des contributions décisives sur l’histoire de la médecine (l’Encre de la mélancolie, 2012 et le Corps et ses raisons, à paraître en 2020). Mais il a aussi doté quiconque se voue à la critique d’études précieuses aussi fines que rigoureuses – des bréviaires que chérissent les étudiants de sciences humaines (la Relation critique, 1970 et 2000). Ses écrits sur les arts ont été réunis récemment dans la Beauté du monde, la littérature et les arts (2016).

Jouir des œuvres

Jean Starobinski fut et resta critique. Critique littéraire. Beaucoup avant lui avaient aimé dire leur amour pour la littérature et beaucoup ont continué à le faire après lui, mais peu le firent aussi résolument, aussi délibérément, et, il faut le dire, aussi innocemment – si par innocence on veut dire que jamais Jean Starobinski ne douta de l’importance de la littérature et de l’importance corrélative du geste qui consistait à dire cette importance. Non que Jean Starobinski n’ait aiguisé, au fil du temps et des méthodes, sa «relation critique» qu’il a su décrire avec soin et force et générosité. Mais cette lecture professionnelle ne valut jamais pour elle-même, ni pour établir un système où brillerait la virtuosité combinatoire de taxinomies et de nomenclatures abstraites : elle sut se mettre au service des œuvres à la défense desquelles il resta attaché. Structuralisme, thématisme, stylistique furent conviés à la table du critique qui choisit ce qui permettait de servir les œuvres.

Le lecteur s’impatiente : mais qu’est-ce que la critique et, de surcroît, la critique littéraire ? Il faut lui répondre. L’exercice de la critique naît d’une conviction : l’intelligibilité et sensibilité ne sont pas incompatibles. Il y a une intelligence du sensible (du sens se trouve investi dans les formes) et une sensibilité de l’intelligence (on pense aux délicates architectures de Bach ou de Mallarmé) et elles sont interdépendantes. L’amateur éclairé jouit mieux de comprendre. Il jouit mieux et il sait mieux pourquoi il jouit. Il ne faudrait pas avoir à dire que la critique n’est pas un intellectualisme, encore moins un snobisme – c’est le discours de l’homme éclairé éclairant – car celle-ci rend les conditions de la jouissance esthétique proprement démocratiques. Son geste est de partage. C’est le critique qui m’explique ma jouissance esthétique. Il la situe, la fait comprendre, la restitue et quand il la situe, qu’il la fait comprendre et qu’il la restitue, il la redouble, lui offre sa nouvelle profondeur. Entourés de livres qui nous disent comment mieux vivre, comment être soi, comment sauver notre couple ou parler avec notre chien en mangeant de l’ananas, ne négligeons pas les livres qui nous disent combien jouir des œuvres des hommes – des petits monuments par lesquels ils ont voulu signifier leur passage sur terre. Car ces signes, fussent-ils des riens au regard de la très longue histoire du monde, ne sont pas rien. La fonction sociale des critiques devrait s’en trouver évidente – en pratiquant un art de l’empathie et de la distance, ils nous rendent d’un coup plus intelligents et plus sensibles, plus critiques aussi. Ceux qui leur refusent ces prérogatives devront dire un jour les motivations politiques qui les animent. Car si on reproche à des passionnés de rendre les gens plus intelligents et plus sensibles, n’est-ce pas parce qu’on préférerait qu’ils soient moins intelligents et moins sensibles ? Il faudra un jour qu’on nous explique ce qui se cache derrière cette haine de la critique.

Parce qu’il a maintenu tout au long de sa longue activité la triple exigence de relier l’intelligible et le sensible, d’attester du passage des œuvres et de les soumettre au jugement de sa compétence critique, attentif au passé parce qu’inquiet du présent et soucieux du futur, Jean Starobinski aura été le plus grand critique littéraire de langue française au XXe siècle.

L’urgence du poème

Empathie et distance ? C’est le geste du critique, mais aussi le sens de la critique au sens que dégagèrent les Lumières. Car si le XVIIIe siècle fut bien «le siècle de la critique», cela tient sans nul doute à cette alliance nouvelle que les Lumières ont scellée, dans leur combat pour la tolérance et pour une humanité plus libre : l’alliance d’un scepticisme théorique et d’une sympathie morale. Au XVIIIe siècle, se rapporter aux faits humains et tenter de les comprendre, c’est d’abord les interpréter depuis un double mouvement : critique et empathique. Cette participation distanciée, cette alliance de distance et d’appartenance, fournit le modèle de toute compréhension selon Jean Starobinski. Il y eut plusieurs XVIIIe siècles et sans doute notre XXIe siècle n’est-il, à force de ne pas savoir les démêler, qu’un de ces XVIIIe siècles mal refermés, peuplé d’oppositions schématiques et de dialectiques paresseuses. Sans doute alors, pour sortir du XVIIIe siècle et entrer dans le XXIe siècle faut-il entendre mieux les questions du XVIIIe siècle sans y chercher mécaniquement des réponses. C’est à cela que Jean Starobinski s’est attelé : «Tout au long du siècle, l’idée de liberté est mise en expérience à la fois dans le caprice abusif et dans la protestation contre les abus […] les hommes des Lumières ont résolu de ne plus obéir à une loi étrangère ; ils veulent être autonomes, majeurs éduqués et civilisés, soumis à une loi qu’ils perçoivent et reconnaissent en eux-mêmes.»

Cet intellectuel éclairé n’associait pas la critique au malheur de la désillusion et au désenchantement. Son XVIIIe siècle est celui de la critique et de la fête, de la raison et de la joie, de l’émancipation par le gai savoir et les plaisirs partagés. Ce n’est pas la dialectique des Lumières que dénoncent Adorno, Horkheimer et Lacan qui associaient hâtivement Kant et Sade. Son XVIIIe siècle est celui de Rousseau («La substance de la fête, son véritable objet, c’est l’ouverture des cœurs»), de Montesquieu («La modération telle que Montesquieu la pratique, n’est pas une vertu de rétrécissement. C’est tout au contraire l’attitude qui rend possible la plus vaste ouverture sur le monde et le plus large accueil»), de Diderot («Diderot ne peut qu’aimer une philosophie qui fait cas de l’objet singulier, du détail inattendu, de l’accident apparemment irrégulier»), de Tiepolo et de Guardi, des ombrages de Watteau et des instants de Fragonard, du génie de Chardin et des portraits de Greuze. C’est aussi celui du style de la volonté, des rêves urbains et de l’utopie, des cauchemars de la raison peints par Goya, des cérémonies mystérieuses et joyeuses de Mozart. D’un de ses XVIIIe siècles, Jean Starobinski sut écrire qu’il voyait dans la poésie et les arts «l’impérieuse domination de la passion». C’est parce qu’on ne saisit pas combien la passion de la langue anime le XVIIIe siècle qu’on s’étonne qu’un spécialiste des Lumières ait été un critique si attentif à la poésie (admirateur de Baudelaire et de Valéry, il fut proche de Jouve, de Bonnefoy et de Jaccottet mais aussi de Michaux et de Deguy). Il sut dire l’urgence du poème face à l’incendie des événements (3). Un XVIIIe siècle ouvert sur les passions, la sensibilité et le poème, qui l’eût cru ? Il y a plusieurs XVIIIe siècles chez Jean Starobinski et c’est pourquoi il faut revenir à lui qui a connu tant de XXe siècles.

(1) Jean Starobinski est né en 1920. Son premier texte critique date de 1942, son dernier de 2016.

(2) «Italo Calvino : l’allègement narratif» [1996], la Beauté du monde, Paris, Gallimard, «Quarto», 2016, p. 987.

(3) «C’est l’honneur de la poésie qu’elle soit la dernière possession de l’homme après qu’on lui a tout arraché, qu’elle soit radicalement liée à cette espérance et à cette angoisse fondamentales qui persistent en l’homme tant que le souffle persiste, et que ses justifications se confondent avec les justifications de toute vie. Ce qui est plus, l’acte poétique, lorsqu’il ouvre sur une aventure et un risque pléniers, aura le pouvoir de restituer l’homme à son destin, – à un destin où, à vrai dire, rien n’est apaisé, rien n’est pour lui résolu d’avance, mais où il éprouvera du moins comme une responsabilité et comme une sommation le seul fait de sa présence en face de l’incendie et de l’écroulement.» Ce texte est extrait de la recension de Porche à la nuit des saints de Pierre Jean Jouve, in Suisse contemporaine, Lausanne, n° 3, 1942, p. 247-251. Il est repris dans la Poésie et la guerre, 1942-1944, 1999, Genève, Zoé, p. 21-27. C’était le premier texte de Jean Starobinski. Il avait 22 ans.


Derniers ouvrages parus : Foudroyante pitié, (Paris, Mimésis, 2018) et A coups redoublés, anthropologie des passions et doctrine de l’expression chez Jean-Jacques Rousseau (Paris, Mimésis, 2018).Martin Rueff Poète et critique, titulaire de la chaire de littérature française du 18ème siècle de l’université de Genève qui fut celle de Jean Starobinski