
CYCLE 12 : QU’EST-CE QUE LA POLITIQUE ?
Conférence du 24 mars 2020
Pouvoir et politique
I- Qu’est-ce que le pouvoir ? Le pouvoir est une relation (ni une chose ni une substance)
2- le réseau conceptuel : pouvoir, puissance, force, violence, autorité, domination
3- le pouvoir se réduit-il à la relation commandement/obéissance ? le pouvoir comme agir ensemble (Hannah Arendt)
Introduction
Nous allons maintenant changer un peu de registre par rapport aux interventions précédentes, déplacer, décaler les analyses et nous interroger sur les notions et les concepts que met en œuvre notre interrogation sur la politique. Vous avez certainement été attentifs au fait que le thème de ces conférences n’était pas « qu’est-ce que le pouvoir ? » mais « qu’est-ce que la politique ? » : ce qui était tout à fait délibéré. Pourquoi ? Parce que c’est la réalité même du pouvoir qui fait problème : elle n’engage pas seulement des débats, des discussions et des controverses d’ordre théorique ou scientifiques mais des opinions, des passions, des préjugés et surtout des enjeux liés à l’action politique elle-même. L’omniprésence du pouvoir ne doit pas masquer les difficultés auxquelles on se trouve confronté quand on tente de cerner la notion. Si je n’ai pas voulu commencer ce cycle de conférences par l’analyse de la notion de pouvoir, c‘est précisément pour qu’elle ne nous enferme dans une perspective trop étroite en réduisant la politique au pouvoir et à l’exercice du pouvoir.
I- Qu’est-ce que le pouvoir ? Le pouvoir est une relation
Je formuleraiau départ une question radicale, abrupte : le pouvoir existe-t-il ? Cette question à l’allure provocatrice n’est pas destinée à récuser le concept de pouvoir en tant que tel mais à interroger ses incertitudes. Pourquoi ? Parce ce que véhiculent implicitement la plupart des représentations immédiates, courantes, c’est d’abord une conception « chosiste » du pouvoir. On dit généralement qu’on conquiert, qu’on prend, qu’on possède, qu’on exerce, qu’on perd le pouvoir , etc… Toutes ces expressions tournent autour de l’idée que le pouvoir est une substance, un « quelque chose » que « quelqu’un » (ou « quelques-uns ») détien(nen)t, manie(nt), manipulent, maîtrise(nt) et auquel d’autres sont soumis. Or la notion de pouvoir est bien plus énigmatique que ne le laissent supposer les mots du vocabulaire courant. D’abord parce que le pouvoir est à la fois visible et invisible, présent et caché, investi de façon tellement diffuse que l’on est porté à soupçonner que ce ne sont pas les gouvernants qui « détiennent » le pouvoir, qu’il n’y a peut-être même pas de « titulaires » du pouvoir. Comme le signalait Michel Foucault dans un entretien avec Gilles Deleuze (1972) la notion de « classe dirigeante » n’est en fait ni très claire ni très bien élaborée. « Dominer », « diriger », « gouverner », « groupe au pouvoir », « appareil d’état », etc., « il y a là tout un jeu de notions qui demandent à être analysées. Certes le pouvoir s’exercemais comment, à partir d’où, dans quelle(s) direction(s) ? En définitive savons-nous vraiment ce qu’est le pouvoir ? Le pouvoir s’exerce, c’est un fait mais comment ? A partir d’où ? dans quelles directions ? Par quelles voies ?
Il est donc plus fécond, plus intéressant de poser la question à partir de l’exercice du pouvoir qu’à partir de la question « qu’est-ce que ? » qui chosifie et substantifie la notion
Quand on interroge les grands textes fondateurs de la philosophie politique, une chose est sûre : aucun n’a méconnu l’idée que le pouvoir était fondamentalement une relation impliquant le rapport à l’autre : qu’il soit désir de reconnaissance, rapport de forces médié par l’association, la coopération (volontaire ou forcée), l’identification, la division ou le conflit… On l’a vu chez Aristote : la relation du maître et de l’esclave, la relation du père de famille et des enfants et la relation à l’œuvre entre les citoyens quand il s’agit du pouvoir politique. On l’a vu également chez Machiavel : le Prince n’a pas un pouvoir absolu sur ses sujets, il ne détient pas le pouvoir comme une chose et qu’il s’agisse de le conquérir ou de le conserver, il est confronté à la représentation qu’il donne aux autres de son action, de sa manière d’être et de leur apparaître. Machiavel, on l’a vu également, met en évidence un processus complexe d’interaction réciproque entre les dominants et les dominés, entre le Prince et ses sujets : un rapport de forces si l’on veut, à condition de l’entendre en un sens très large. Plutôt qu’un affrontement et un antagonisme, il s’agit d’une rencontre et une reconnaissance. Car le Prince n’est pas un manipulateur, il se présente à ses sujets à travers l’image qu’il leur renvoie et dont il n’est pas le maître absolu. Ses qualités (vraies ou supposées telles) sont vouées à l’ambiguïté, elles sont offertes à la vision des hommes : sa maîtrise est instable, sa toute-puissance est aussi bien une dépendance ou plutôt une entre-appartenance car l’image qu’il dessine est aussitôt livrée au jugement public. Le pouvoir n’est donc ni « pur fait » ni « droit absolu ». Jamais « absolument fondé », il ne contraint pas, ne persuade pas non plus. Comme l’écrit Merleau-Ponty, il « circonvient ». C’est dire qu’il se situe au lieu d’une « intersection », d’un « entre » ou d’un entrelacs, celui du jeu commun des libertés. Il n’y a de puissance que partagée, le pouvoir se joue dans un réseau de relations réciproques qui lui interdisent à la fois l’illusion d’une maîtrise totale sur autrui et d’un savoir absolu de soi.
Une autre référence fondamentale est la célèbre analyse, par Hegel, de la relation entre le maître et l’esclave, de la dialectique domination /servitude. Car elle met l’accent sur la visée première d’un maître qui, en engageant la lutte jusqu’au risque de la mort, veut avant tout se faire reconnaître par un autre. Et dans cet affrontement entre les consciences, celui qui a affronté le risque de la mort devient le maître. Mais il ne domine l’esclave qu’à la condition que ce dernier reconnaisse la position du maître en tant que maître.
La reconnaissance est donc plus essentielle que la maîtrise : le pouvoir renvoie toujours à autre chose, à un autre lieu qu’à lui-même et la certitude que le maître a de lui-même est en réalité soumise à la médiation qui s’opère du côté de l’esclave. Donc, contrairement à ce que pourrait induire le langage courant, aucune réflexion émanant de la philosophie politique n’a ignoré que le pouvoir – même s’il est en apparence abordé dans une perspective artificialiste ou instrumentale voire manipulatoire – implique toujours une dissymétrie caractéristique. Quand bien même l’homme serait porteur, comme le soutient Hobbes, d’un désir illimité de puissance qui le pousse sans trêve et ce jusqu’à la mort « à accomplir pouvoir après pouvoir », il n’en reste pas moins que la relation de pouvoir s’accomplit toujours dans une forme qui n’est pas seulement le caractère binaire d’une présence ou d’une absence, d’une possession ou d’une privation. Aucun pouvoir n’est purement et simplement force nue : il ne peut être envisagé indépendamment de la soumission des dominés, indépendamment de l’autorité (de la légitimité) revendiquée chaque fois par les dominateurs et indépendamment de la liberté des sujets. Il faut ici rappeler la célèbre formule de Rousseau au chapitre 2 du livre I du Contrat social : « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir ».
C’est aussi ce qu’indique Foucault lors de son cours du 25 février 1976 au Collège de France : « le pouvoir, ce n’est pas une propriété, ce n’est pas une puissance ; le pouvoir, ce n’est jamais qu’une relation que l’on ne peut, et ne doit, étudier qu’en fonction des termes entre lesquels cette relation se joue. On ne peut donc faire ni l’histoire des rois ni l’histoire des peuples, mais l’histoire de ce qui constitue, l’un en face de l’autre, ces deux termes, dont l’un n’est jamais l’infini et l’autre n’est jamais zéro » (1).
Autrement dit, l’exercice du pouvoir demande à être considéré dans son rapport à la liberté, à des « sujets libres » qui ont devant eux un champ de multiples possibilités où peuvent s’exercer des conduites, des réactions, des réponses diverses. Lorsque les déterminations sont « saturées » (par exemple dans l’esclavage) le pouvoir en quelque sorte s’anéantit. La liberté est aussi bien la condition d’existence du pouvoir que son « support permanent »(2).
Ce sera bien sûr une autre question que de savoir pourquoi et dans quelles conditions les hommes se soumettent. C’est l’objet du grand texte de la Boétie sur la servitude volontaire. C’est la question énigmatique que pose Spinoza dans l’Ethique : pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ?
Mais quand bien même on en viendrait à soupçonner que ce rapport dissymétrique restreint la notion de pouvoir au schéma classique commandement/ / obéissance et qu’il privilégie les modes de l’assujettissement ou les formes de la domination globale, reste que l’exercice du pouvoir s’appuie toujours sur une relation : le pouvoir n’est ni une chose, ni une propriété, ni une substance, ni un lieu.
II- Le réseau conceptuel : pouvoir, puissance, autorité, domination
Le deuxième temps de l’analyse doit résider dans une clarification conceptuelle : nous devons distinguer et préciser le sens d’un certain nombre de concepts et de notions associées à la thématique du pouvoir. A première vue, il semble que toute la question du pouvoir réside dans un rapport vertical entre gouvernants et gouvernés et que le problème politique essentiel consiste à élaborer une théorie et une pratique de la domination. Dans cette perspective, le pouvoir serait donc avant tout pouvoir « sur » et non pouvoir « avec » ou pouvoir « dans ». Et la justification dernière de cette idée – l’équivalence du pouvoir et de la domination – a le plus souvent été la suivante : cette hiérarchisation est le meilleur (sinon le seul possible) mode de régulation sociale. Elle est la condition à la fois de l’action collective et de la survie des groupes.
On l’a vu avec Hobbes et la mise en place de la notion de « souveraineté » nécessaire à assurer la survie des groupes : il s’agit de rendre vivable l’existence des hommes, de transformer la multitude (la multitudo dissoluta) en peuple. Dans cette perspective, les notions de puissance, de force, d’autorité, de violence désignent ce qui accompagne l’exercice du pouvoir comme domination : à savoir les formes, les modalités et les instruments de coercition, de contrainte, de persuasion et/ou de légitimation qui assurent et confortent l’exercice d’un pouvoir entendu d’abord et avant tout comme pouvoir de contraindre et ce, dans une double acception :
1- une acception hiérarchique : le rapport entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent
2- une acception instrumentale : à savoir le rapport entre les moyens et les fins.
Or Hannah Arendt constate (Du mensonge à la violence) que si ces mots clefs (pouvoir, puissance, force, autorité et finalement violence) ne sont pas toujours clairement distingués et qu’on en fait (y compris dans la terminologie de la science politique) un usage assez approximatif, c‘est qu’ils renvoient implicitement au fait que le problème politique essentiel a toujours été de savoir qui commande et qui obéit, qui domine et qui est dominé. Ces termes ne sont pas des synonymes mais ce qui induit à confusion, c’est qu’on les considère comme des instruments que l’homme utilise pour dominer l’homme. On les tient pour synonymes parce qu’ils ont la même fonction. La force, la violence, la contrainte seraient les moyens dont use le pouvoir pour engendrer la soumission. Mais il y en a bien d’autres : dans la mesure où toute obéissance n’est pas nécessairement forcée (contrainte) mais où elle peut s’obtenir par des voies détournées, par captation, par séduction, par enchantement : on parlera alors de « reconnaissance » plutôt que d’obéissance et la notion qui sera alors mobilisée ne sera pas tant le pouvoir que l’autorité.
Pour dissiper ces confusions conceptuelles, il faut donc prendre le problème autrement et se demander – c’est ce que fait précisément Hannah Arendt – si le pouvoir équivaut purement et simplement à la relation entre celui qui commande et celui qui obéit
III- Le pouvoir se réduit-il à la relation commandement/obéissance ? Le pouvoir comme agir ensemble (Hannah Arendt)
A– La visée essentielle de la pensée d’Arendt est de repenser le politique et la pensée du politique.
Car l’effort pour différencier toutes ces notions (l’autorité, le pouvoir, la coercition, la violence, la force, etc…) n’est pas d’abord terminologique ou sémantique. Arendt souligne que le problème, loin de se limiter à un problème de vocabulaire, renvoie à la nature même du rapport politique. La question sous-jacente est donc bien plus profonde : pourquoi ce penchant à la confusion ? Pourquoi cette tendance à considérer ces termes comme des équivalents ou comme des variations du même mode ? La réponse est claire : parce qu’on les associe à un certain concept de pouvoir entendu exclusivement comme domination. C’est parce qu’on admet généralement que l’exercice de la domination engendre – par contrainte ou captation – ces modes de soumission qui vont de l’obéissance forcée à l’enchantement de la servitude volontaire en passant par le consentement à l’autorité, que toutes ces notions sont indifféremment tenues pour des moyens du pouvoir de contraindre, des modalités instrumentales de la domination. Tous ces termes – y compris l’autorité – désignent les moyens que l’homme utilise pour dominer l’homme et ce n’est que lorsqu’on aura cessé de ramener la « conduite des affaires publiques » à une simple question de domination que les confusions pourront être dissipées.
Il faut donc en revenir à la question essentielle : le véritable problème politique consiste-t-il à savoir qui domine et qui est dominé ? Se résout-il dans le schème commandement/obéissance, dans la division dominants/dominés ? Plus encore : le problème du politique se résout-il seulement dans celui du pouvoir ?
Le soubassement de la pensée de Hannah est précisément le refus de réduire le politique au pouvoir et le pouvoir à la domination. C’est le double préalable qui régit son entreprise de clarification et de distinction des concepts. L’analyse doit donc débuter par une redéfinition du pouvoir : celui-ci n’émane pas de l’imposition d’une volonté à une autre volonté mais de l’aptitude des hommes à « agir » et à agir de façon « concertée ». Loin d’être une propriété individuelle, le pouvoir appartient à un groupe et il continue de lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé. Alors que « la force est la qualité naturelle de l’individu isolé, le pouvoir (power) jaillit d’entre les hommes lorsqu’ils agissent ensemble et retombe dès qu’ils se dispersent» (Condition de l’homme moderne) . Cette définition assez laconique est amplement déployée dans Du mensonge à la violence : « Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue de lui appartenir tant que ce groupe n’est pas divisé. Lorsque nous déclarons que quelqu’un est « au pouvoir », nous entendons par là qu’il a reçu d’un certain nombre de personnes le pouvoir d’agir en leur nom. Lorsque le groupe d’où le pouvoir émanait à l’origine se dissout (s’il n’y a pas de peuple ou de groupe, il ne saurait y avoir de pouvoir), son « pouvoir » se dissipe également ».
Non seulement le pouvoir ne se réduit pas à la domination (au pouvoir sur) mais il est indissociable de la pluralité, c’est-à-dire de la condition humaine de pluralité. Ce n’est pas l’homme au singulier qui vit sur terre et habite le monde, ce sont les hommes. La pluralité est « la loi de la terre ». Lepouvoirne repose donc que sur la mise en commun des paroles et/ou des actes. Il n’existe véritablement que là où une action en commun est réglée par un lien institutionnel reconnu. Il est « pouvoir avec » et non « pouvoir sur ». Il n’implique en rien le fait de se soumettre à la volonté d’autrui et la question classique de la « souveraineté » n’est pas – immédiatement au moins – impliquée par cette perspective qui met l’accent sur la communauté d’action. Arendt en arrive donc à opposer le pouvoir à la domination et, renversant la perspective traditionnelle, à caractériser le rapport politique comme ce qui échappe précisément au rapport commandement/obéissance, maîtrise/ servitude.
La constance et la fermeté avec lesquelles elle maintient la démarcation entre le pouvoir et le domination ne tiennent pas à la valeur « normative » qu’aurait le pouvoir ainsi entendu mais au souci de déterminer strictement l’essence du politique. A la question fondamentale « qu’est-ce que le pouvoir ? », elle répond : « le pouvoir n’est pas la domination ». Il ne peut être confondu avec la violence laquelle est instrumentale parce qu’elle engage toujours stricto sensu le rapport des moyens et des fins
1- On est donc, quand on réfléchit sur la politique, renvoyé à des considérations qui ne sont pas seulement de répartition, d’organisation, de procédure, de fonctionnement mais à des réflexions sur la « condition humaine ». Ce n’est pas de la science politique. Lepouvoirne repose que sur la mise en commun des paroles et/ou des actes. Il n’existe véritablement que là où une action en commun est réglée par un lien institutionnel reconnu. Il est « pouvoir avec » et non « pouvoir sur ». Il n’implique en rien le fait de se soumettre à la volonté d’autrui et la question classique de la « souveraineté » n’est pas – immédiatement au moins – impliquée par cette perspective qui met l’accent sur la communauté d’action. Arendt en arrive donc à opposer le pouvoir à la domination et à renverser la perspective traditionnelle, à caractériser le rapport politique comme ce qui échappe précisément au rapport commandement/obéissance, maîtrise/ servitude.
2- Il faut insister sur le fait que cette position prend à contre-pied ou à rebours la quasi-totalité de la tradition de la philosophie occidentale, qualifiée par elle d’« antipolitique ». Selon Arendt, la « philosophie politique » (telle qu’on l’entend traditionnellement) n’a pas véritablement eu pour objet de penser le politique (le domaine des affaires humaines : ta tôn anthrôpon pragmata ). Au contraire, elle a toujours cherché à lui échapper (à échapper à la contingence et aux aléas de l’action) en élaborant un théorie de la domination ou du « gouvernement ». Il faut donc partir de l’idée que « l’intérêt du philosophe pour la politique ne va pas de soi » et que bien des philosophies politiques ont leur origine dans une attitude « négative » et parfois même « hostile » du philosophe à l’égard de la polis (à cet égard, Arendt insiste à de nombreuses reprises sur l’idée que « l’événement inaugural de notre tradition de pensée politique a été le procès et la mort de Socrate, la condamnation du philosophe par la polis « .
Ce n’est pas anecdotique : le procès et la mort de Socrate sont un événement inaugural parce qu’ils « signent » la condamnation du philosophe par la polis . « L’abîme entre la philosophie et la politique s’est ouvert historiquement par le procès et la condamnation de Socrate qui, dans l’histoire de la pensée politique, joue le même rôle de point décisif (critique, crucial) que le procès et la condamnation de Jésus dans l’histoire de la religion. Notre tradition de pensée politique commença avec la mort de Socrate qui fit désespérer Platon de la vie de la polis et lui fit douter en même temps de certains des enseignements fondamentaux de Socrate ».
D’où la question qui hantera Platon et à laquelle s’affronteront la plupart des philosophies politiques, question à laquelle elles donneront évidemment des réponses différentes. Mais il s’agit bien d’une seule et unique question : comment la philosophie peut-elle se protéger et s’affranchir du domaine des affaires humaines et quelles sont les meilleures conditions (la « meilleure forme de gouvernement ») pour l’activité philosophique ?
Au départ de la position d’Arendt, il y a bien cette idée que non seulement la tradition philosophique est antipolitique mais que ce qui s’est donné sous le nom de « philosophie politique » ne s’est pas véritablement affronté à la tâche de penser le politique : elle a plutôt théorisé la sortie hors du politique sous couvert de le maîtriser. Par conséquent, la « philosophie politique » n’a pas témoigné d’une expérience réelle de la vie politique, c’est-à-dire des aléas et des incertitudes de l’action (à la fois imprévisible et immaîtrisable). Elle a au contraire voulu s’en libérer, elle a voulu se protéger de la caverne des affaires humaines et elle s’est donc interrogée sur les conditions les plus propices à l’activité philosophique : c’est ce qu’elle a appelé « la meilleure forme de gouvernement. Faire une philosophie politique, c’est peut-être vouloir se débarrasser du politique et rechercher un substitut à l’action sous la forme du concept de « gouvernement » ou encore donner au rapport politique la forme verticale du rapport commandement/obéissance. On voit bien que dans ces conditions, écrire une « philosophie politique » n’est pas une garantie suffisante pour prouver qu’on s’occupe vraiment du domaine des affaires humaines sinon, à la rigueur, comme on s’occuperait de régler un « hôpital de fous » (Cf la pensée de Pascal n° 294 qu’Arendt cite à plusieurs reprises).
Donc, pour récapituler sur ce qui vient d’être dit, Hannah Arendt repère deux difficultés fondamentales au moins :
– d’abord l’attitude foncièrement anti-politique de la tradition philosophique occidentale (dans sa quasi-totalité), sa visée étant essentiellement d’échapper aux embarras de l’action et de la pluralité. Le philosophe pense dans la solitude et il pense l’homme au singulier (difficulté : « il est dans la nature de la philosophie de s’adresser à l’homme au singulier alors que la politique ne pourrait même pas être conçue si les hommes n’existaient pas au pluriel ».
– ce qui entraîne la confusion du rapport politique avec un rapport vertical de domination (commander- obéir) : les philosophies politiques sont alors des philosophies de la maîtrise, qui oublient ou se débarrassent de la question de la pluralité. En réalité, il n’y a de rapport politique que là où une action en commun est régie par un lien institutionnel reconnu. le pouvoir n’est pas fondamentalement pouvoir « sur » mais pouvoir « avec » ou pouvoir « dans » : le pouvoir ne procède pas du fait de commander mais de la capacité d’agir en commun.
Cette position repose sur un certain nombre de concepts fondamentaux que nous allons maintenant décliner et analyser
B- les concepts fondamentaux de la pensée politique de Hannah Arendt
1- la pluralité
Comment est-ce qu’Arendt reformule les questions de la pensée politique ? Elle écrit : « La tâche cruciale d’une nouvelle philosophie politique sera d’entreprendre une enquête sur la signification de la pensée, ce qui veut dire : sur la signification et les conditions de l’activité de penser pour un être qui n’existe jamais au singulier, mais dont la pluralité est loin d’être explorée lorsqu’on a simplement ajouté la relation Je-Tu à la compréhension traditionnelle de l’homme et de la nature humaine ».
On voit donc que c’est le concept de pluralité qui fonde l’idée du politique comme mise en commun des paroles et des actes dans un espace d’apparence (un espace public d’apparition). Ce sont les hommes au pluriel qui habitent le monde et non l’homme au singulier. Pluralité ontologique qui va bien au-delà du « pluralisme » (pluralisme des partis, reconnaissance de la diversité des opinions, etc) Car il n’y a pas d’action solitaire. Agir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre (comme l’indique le grec archein « commencer », « guider » et éventuellement « gouverner »), mettre en mouvement (ce qui est le sens originel du latin agere ). Or ce pouvoir de commencer relève de la faculté humaine de « natalité »
2- la condition humaine de natalité : le pouvoir humain de commencer
L’homme est cet être qui a la faculté de commencer quelque chose de neuf, de prendre l’initiative. Le « pouvoir-commencer », dit-elle, « réside dans le fait que chaque homme, pour autant qu’il est venu par naissance en un monde qui était là avant lui et continue après lui est lui-même un nouveau commencement ». La condition humaine est une condition de natalité : « la vie de l’homme se précipitant vers la mort entraînerait inévitablement à la ruine, à la destruction, tout ce qui est humain, n’était la faculté d’interrompre ce cours et de commencer à neuf, faculté qui est inhérente à l’action, comme pour rappeler constamment que les hommes, bien qu’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir mais pour innover » (Condition de l’homme moderne) Cette thématique du commencement comme résistance à l’entropie naturelle est absolument capitale pour comprendre que commencer et agir ne font qu’un. L’action, dit en effet Arendt, est comme « une seconde naissance par laquelle nous confirmons et assumons notre apparition physique originelle ». C’est donc la condition humaine de natalité elle-même qui enracine ontologiquement la nouveauté de l’action particulière. Et elle est capitale pour comprendre comment – après la « désolation » du système totalitaire – l’homme peut avoir la capacité de reconstruire un monde commun
Cette démarche emblématique se retrouve bien dans d’autres textes – en particulier à la fin du Système totalitaire où après le constat de la désolation induite par les conditions du totalitarisme, Arendt en appelle au « miracle » du commencement dans les termes suivants : chaque fin dans l’histoire contient nécessairement un nouveau commencement ; ce commencement est la seule promesse, le seul « message » que la fin puisse jamais donner. Le commencement, avant de devenir un événement historique est la suprême capacité de l’homme ; politiquement, il est identique à la liberté de l’homme. Et elle cite (comme elle le fait très souvent dans d’autres textes ) la formule de saint Augustin dans la Cité de Dieu : Initium ut esset home creatus est – « pour qu’il y ait un commencement l’homme fut créé « dit Saint Augustin. Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance, il est en vérité, chaque homme ». A la lumière de la formule augustinienne (qu’elle détourne évidemment de son sens originel), elle reprend la notion d’initium pour faire de l’homme un être d’initiative, un être qui inaugure, un « commenceur » (a beginner).
Cette idée du commencement , de la capacité de l’homme à commencer est absolument capitale : elle joue à 3 niveaux
1-au niveau épistémologique d’abord : sur la question de l’action, de l’agir humain. Elle confronte l’agir humain à l’épreuve de l’immaîtrisable et elle induit une rupture avec le schéma causal qui abolit l’excès de la nouveauté en l’enfermant dans un processus déductif. La notion même d’événement est lié à la possibilité de l’inédit, à l’interruption des automatismes dans l’enchaînement des probabilités. Un événement n’est pas réductible à l’ensemble de ses déterminations causales : s’il éclaire son propre passé, il ne peut en être déduit. Il est sous-tendu par la capacité de l’homme à réaliser l’inattendu ou l’infiniment improbable.
2–au niveau d’une anthropologie philosophique Ce thème de la natalité, de la naissance est un thème cher à une certaine orientation phénoménologique qui pense la question de la finitude à partir de la naissance et non dans la perspective heideggerienne de l’être pour la mort. Ainsi, Merleau-Ponty, dès La phénoménologie de la perception, insiste sur l’idée que la naissance n’est pas un fait mais une « institution » autrement dit une nouvelle puissance de signifier capable de s’investir dans un monde qui a été donné en partage. Car un être qui est né est donné à lui-même, il dispose d’un acquis : mais ce donné est toujours en deçà de l’existence dans laquelle il va s’engager. L’événement de la naissance ne détermine pas l’avenir comme une cause détermine ses effets : il ouvre une situation dont le « dénouement » est indéterminé. Une « nouvelle histoire, brève ou longue, vient d’être fondée, un nouveau registre est ouvert »
On peut se référer également à la pensée de Paul Ricoeur qui remarque dans Le volontaire et l’involontaire que « l’évocation de la naissance n’est pas familière aux philosophes ; la mort est plus pathétique… » Et un peu plus loin : « c’est en commençant, moi, que je participe à une lignée, mon ascendance est un autre nom du commencement de mon existence ».
3- d’où les implications au niveau de la pensée politique: cette thématique de la natalité et du commencement engage aussi la pensée politique parce qu’elle ouvre sur la capacité à agir dans le monde, à agir sur le réel. Mais toute la difficulté est que l’action qui nous insère dans le monde n’a d’autre validation que son propre apparaître. Ne laissant derrière elle, comme le savaient déjà les Grecs, aucun produit fabriqué (voir la grande opposition entre praxis et poiesis), l’action s’engage dans un tissu de relations qu’elle ne maîtrise pas et elle est d’autant plus fragile que ses résultats sont imprévisibles et ne peuvent pas être défaits : ce qui a été fait ne peut pas être défait.
En cela réside la « triple frustration » de l’action : résultats imprévisibles, processus irréversibles, auteurs anonymes. Le paradoxe est que l’activité à travers laquelle les hommes éprouvent au plus haut degré leur humanité est aussi la plus précaire et la plus menacée. D’où procède la tentation permanente de la stabiliser, de la fixer, de l’arrêter sous la forme d’une fabrication, d’un faire qui viendrait se substituer à l’agir.
Notes :
(1)Il faut défendre la société, p 150
(2)Dits et écrits, tome IV p 237-238