Retrouvez le dernier texte d’Éric Fiat
« Aujourd’hui ma tante est morte » Aujourd’hui Éric Fiat, philosophe, nous offre un texte très personnel sur le décès de sa tante et les morts sans adieux. Aujourd’hui, ma tante est morte. À …
Retrouvez le dernier texte d’Éric Fiat – Les Mardis de la Philo
« Aujourd’hui ma tante est morte »
Aujourd’hui Éric Fiat, philosophe, nous offre un texte très personnel sur le décès de sa tante et les morts sans adieux.
Aujourd’hui, ma tante est morte. À 87 ans. Oh, bien sûr, ce n’est pas là si grave, puisqu’il n’est pas anormal qu’une femme meure à 87 ans. D’autant que ce n’est pas du virus qui en ces temps fait tant mal qu’elle est morte ! Non. D’une banale insuffisance respiratoire, peut-être aussi d’une grande lassitude d’être. Mais tout de même : aujourd’hui, ma tante est morte.
Oh, bien sûr, on me voit bien venir, tentant de mettre cette information sur le même plan que le « Aujourd’hui, maman est morte », du début de L’Étranger de Camus. Mais si l’on me voit venir qu’on se rassure, je ne veux pas aller bien loin ! Je voudrais seulement qu’à cette tendre étrangère un tombeau fût donné.
Pourquoi tendre étrangère ? Parce que l’humilité même, elle crut toute sa vie devoir seulement servir les autres : sa mère d’abord, puis son mari et puis ses fils, et heureusement enfin sa petite-fille, rare lumière dans sa vie. Aussi parce que la fin de sa vie fait tellement penser à celle du Pauvre Martin de Brassens : « Et quand la mort lui a fait signe/De labourer son dernier champ/Il creusa lui-même sa tombe/En faisant vite en se cachant/Et s’y étendit sans rien dire/Pour ne pas déranger les gens/Pauvre Martin, pauvre misère, dors sous la terre/Dors sous le temps ! »
Aujourd’hui, ma tante est morte. Étrangère d’avoir toujours caché ses sentiments profonds. Étrangère de mourir « sans déranger les gens ». Étrangère, puisque mourant un jour où il n’aurait fallu mourir, car d’autre chose que du corona. Et étrangère encore, puisque les temps étant ce qu’ils sont, cette femme profondément chrétienne sera incinérée, sans présence des siens, sans fleurs ni couronnes, mais surtout sans messe, sans messe haute et sans messe basse, et même sans tombeau. Parce que, redisons-le, elle fut l’humilité même, il est bien probable que ce qui se passe ne saurait l’affecter – et on ne doute guère que cette humilité ne la conduise déjà « au père éternel » (encore Brassens, cette fois dans L’Auvergnat).
Mais tout de même : faut-il que le biologique l’emporte radicalement sur le symbolique, pour que les morts n’aient plus droit au moindre hommage ? Pour que le « trou dans l’eau » (Brassens derechef : Les Copains d’abord) tant de ma tante que de Suzy Delair et de Tonie Marshall doive, déjà, se refermer ? Pour qu’au nom de la persévérance dans l’être biologique on laisse les vieux dans les Ehpad mourir de solitude pour être sûr qu’ils ne meurent pas du coronavirus ? Allez, puisque le sacré est ce qui interdit le sacrilège et permet le sacrifice, je crains qu’en ces temps d’union sacrée contre le virus ces questions n’apparaissent, à certains, quelque peu sacrilèges. Qu’on se rassure : il ne s’agit en rien de nier le danger sanitaire ! Mais ne pas le nier ne doit pas nous conduire à taire ce que coûte cette union sacrée, et la dureté de certains des sacrifices qu’elle engendre. N’est-il pas bien dur en effet qu’à ma tante nul adieu ne puisse être donné ? Une façon de cérémonie ? Quelques mots ? Quelques signes de croix ?
Cela eût été sanitairement dangereux, nous dira-t-on. Soit. Mais qu’elle parte sans un adieu, sans un je t’aime, n’est-ce pas symboliquement également bien dangereux ? Situation proprement tragique – et Corneille, Racine comme Sophocle nous ont appris qu’il y a tragédie quand on ne peut ni, ni ne pas : impossible de lui donner cérémonie d’adieu ; impossible de ne pas la lui donner. Comme dit Corneille : « Mon mal augmente à se vouloir guérir. Tout redouble sa peine. »
Que faire alors ? Parce que l’éthique est un effort pour rendre le tragique moins tragique, c’est-à-dire un effort pour décider quand c’est indécidable, commençons en tout cas par flétrir toute position trop assurée d’elle-même. Qui avait raison : Créon, qui refusait une tombe à Polynice ? Antigone, qui voulait la lui donner ? « Celui qui se croit seul sensé, ouvre-le, tu n’y trouveras que du vide ! », dit le Chœur, invitant chacun des deux à écouter la petite voix qui au fond de lui-même l’invite à hésiter, le fait trembler.
Aujourd’hui, ma tante est morte. Il ne s’agit en rien d’en prendre avantage pour protester contre le confinement, mais, je le répète, ne passons pas sous silence ce que peut coûter la présente union sacrée, à savoir une rupture avec cet usage immémorial chez Homo sapiens sapiens, celui des rites funéraires, constitutifs de sa sapience. Oh, il ne faut certes pas oublier la parole du Christ, qui voulait qu’on laissât les morts enterrer les morts (Luc 9,60). Mais il ne me semble pas que cette parole puisse en rien justifier la présente occultation de la mort, l’écrasement du symbolique par le statistique.
Que faire alors ? Peut-être rappeler que le tombeau n’est pas qu’un monument : il est aussi un genre littéraire, par lequel un artiste tente de rendre hommage à l’un de ses prédécesseurs, pour qu’on ne l’oublie pas. De là : Le Tombeau de Couperin de Ravel, ou Le Tombeau de Charles Baudelaire de Mallarmé.
Aujourd’hui, ma tante est morte, en faisant vite, en se cachant, et dans une situation presque pire que celle de Pauvre Martin, puisque ne pouvant même pas creuser sa tombe. Mon Dieu, comme j’aimerais que ce papier fût – toutes choses égales par ailleurs – pour ma tante, une forme de tombeau !
Le moindre hommage qu’on puisse rendre à l’événement massif qui nous arrive, est d’avouer qu’on ne le comprend pas ; qu’il nous prend, plutôt que nous ne le prenons ; qu’on ne saurait le réduire à une interprétation unique. Avouer qu’on est face à lui dans l’improvisation, c’est-à-dire comme un jazzman dans l’hésitation entre plusieurs chorus, entre plusieurs thèmes possibles : n’est-ce pas là l’honnêteté même ?
Oui, redisons-le, le moindre hommage qu’on puisse rendre à ce qui se passe, que personne ne comprend, n’est-il pas de retarder le moment où sur la page blanche on se servira de ce qui se passe pour dire ce que l’on avait toujours voulu dire ?
Apparitions disparaissantes, disparitions apparaissantes de réactions, d’analyses, de pensées contradictoires : voilà bien où j’en suis, comme la plupart d’entre nous, n’est-ce pas ? Et puisque la pensée, ce dialogue de l’âme avec elle-même, suppose comme dit Hugo « un certain degré de rébellion intérieure », c’est-à-dire l’écoute de la part de soi qui n’est pas d’accord avec soi, je veux bien qu’on me redise pourquoi à ma tante je ne peux dire adieu.
Éric Fiat
Article paru dans le journal La Croix