Hommage à Hannah Arendt

Le 4 décembre marque la date de décès de l’importante penseuse politique Hannah Arendt (1906-1975). L’occasion pour nous de publier un article “portrait” consacré à une philosophe dont les contributions constituent une source intarissable de dialogues et de réflexions.

Hannah Arendt est née à Hanovre en 1906 dans une famille juive originaire de Königsberg – ville célèbre pour avoir vu le philosophe Emmanuel Kant y passer sa vie.

Elle a étudié aux universités de Marburg, Freiburg et Heidelberg où elle a suivi les cours des philosophes Martin Heidegger et Karl Jaspers. Elle soutient une thèse de doctorat en philosophie consacrée au Concept d'amour chez Saint Augustin (1929). Arendt se voit par ailleurs aussi attribuer une bourse d’études et élabore en même temps - projet qu’elle emportera dans son exil et qui ne sera publié qu’en 1957 - une biographie de la femme de lettres Rahel Varnhagen. Ce travail moins célèbre porte pourtant en germe sa réflexion sur les conditions de l’assimilation et de l’émancipation des personnes juives dans l’Etat prussien en construction. 

L'arrivée au pouvoir d'Hitler la pousse à quitter son pays. Elle vit en France de 1933 à 1940 où elle sera un temps internée dans un camp de prisonniers à Gurs avant de pouvoir rejoindre les Etats-Unis. Elle poursuivra une carrière universitaire, enseignant notamment à Princeton et à Columbia.

Analyser le Totalitarisme

Dans un entretien avec le journaliste Günter Gaus diffusé à la télévision allemande, Hannah Arendt - en réponse à la question « dans quelle mesure vos idées philosophiques dépendent-elles d'expériences personnelles, de celles qui font avancer le processus de réflexion » - déclarait : 

Je ne pense pas qu'un processus de pensée soit possible sans expérience personnelle. En d'autres termes, toute pensée est une pensée après coup [afterthought], une réflexion, sur un sujet ou un événement quelconque. Je vis dans le monde moderne. Il est évident que mes expériences se situent et se rapportent au monde moderne. (1)

Tout au long de sa carrière celle qui préférait se qualifier de journaliste ou de théoricienne politique, plutôt que de “philosophe” politique, s'est attachée à penser la rupture introduite dans l'histoire par le totalitarisme, tout en cherchant à dégager un ordre nouveau pour l'action des Hommes. 

Dans ce qui reste peut-être aujourd'hui l'ouvrage le plus célèbre d'Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, elle rapproche le nazisme et le stalinisme sous un nouveau type de régime politique : les gouvernements totalitaires. Le livre est le résultat de cinq années de recherche, dans un contexte où le mot « totalitarisme » est presque nouveau. Son travail consistera justement à le penser, le conceptualiser et le distinguer de la tyrannie ou de la dictature.

Arendt analyse cette expérience en travaillant à partir de, textes philosophiques, littéraires mais aussi d’ouvrages de théorie politique. Elle puise notamment dans le travail de Montesquieu, mais mentionne aussi Platon et Kant pour tenter d'élaborer ce que ce type de régime comporte d'inédit dans l'histoire des régimes “politiques”, où la politique en vient à se confondre avec la domination (2). 

Crise et création

La pensée d'Arendt  est remarquable car en dépit des horreurs qu'elle a vécues et des traces tangibles de scepticisme dans ses textes - mentionnons ici sa critique des droits de l'homme, liés à la structure de l'État-nation…- (3), elle a développé le fascinant concept de natalité (4). Ceci inscrit finalement ses réflexions dans la possibilité d'un nouvel acte, créant de ce fait un  monde commun et donnant aux personnes agissant ensemble l'opportunité d'en changer le cours.  

L’action humaine, comme tous les phénomènes strictement politiques, a partie liée avec la pluralité humaine, qui est l’une des conditions fondamentales de la vie humaine dans la mesure où celle-ci repose sur le fait de la natalité, grâce auquel le monde humain est constamment envahi par des étrangers, nouveaux venus dont les actions et réactions ne peuvent être prévues par ceux qui sont déjà là et vont s’en aller sous peu (5) 

Si la crise est la caractéristique de la modernité -ce temps « hors de ses gonds »- (6), c'est parce qu'elle est l'époque où l'humanité rencontre la possibilité de créer et d'instituer ses propres réponses politiques. Certes, Arendt écrit clairement que le totalitarisme ne pouvait naître que de la faillite de la tradition, mais il aurait pu en être autrement. Le monde moderne est donc précisément un monde dans lequel il n'y a pas de déterminisme en politique. L'attitude qui reconnaît le fait de la crise est celle qui consiste à redécouvrir la capacité de créer.

Les "trésors perdus" des révolutions

En fait, Arendt pense que la politique moderne, organisée par la représentation, a englouti la véritable démocratie (7). La démocratie ne refait surface que dans des périodes brèves, spasmodiques, fiévreuses, mais fondamentalement précieuses sur le plan politique. Il s'agit de périodes révolutionnaires (ibid) au cours desquelles la démocratie directe est de nouveau expérimentée -sous des formes réinventées et originales telles que les Conseils lors de la Commune de Paris de 1871, la première révolution russe ou encore les événements hongrois de 1956. 

Ce qui est ainsi vécu rappelle l'expérience démocratique grecque. Il existe une tradition « enfouie » des révolutions constituant des éclats fugitifs au cœur de la brèche de la modernité, des « trésors perdus » de l'action politique.: 

L’histoire des révolutions -de l’été 1776 à Philadelphie et de l’été 1789 à Paris à l'automne 1956 à Budapest-, ce qui signifie politiquement l'histoire la plus intime de l’âge moderne, pourrait être racontée sous la forme d’une parabole comme la légende d’un trésor sans qui, dans les circonstances les plus diverses, apparaît brusquement, à l’improviste, et disparaît de nouveau dans d’autres conditions mystérieuses, comme s’il était une fée Morgane (...) La perte, en tout cas, peut-être inévitable en termes de réalité politique, fut consommée par l’oubli, par un défaut de mémoire qui atteignit non seulement les héritiers, mais, pour ainsi dire, les acteurs, les témoins, ceux qui, un moment fugitif, avaient tenu le trésor dans leurs mains, bref, ceux qui l’avait vécu. (8) 

Une lecture trop hâtive pourrait parfois faire passer Arendt pour une personne passablement “conservatrice” ou pour une pessimiste de la modernité.

Penser sans "rampe d'appui"

La portée essentielle de ses contributions réside dans ce qu'elle nous raconte sur la possibilité pour les êtres humains de construire et de renouveler le monde, c'est-à-dire d'établir un monde démocratique authentiquement politique, dont Arendt pense qu’il a

si rarement existé et en si peu d’endroits, que, historiquement parlant, seules quelques grandes époques l’ont connu et réalisé (9).

Si la rupture moderne s'est aussi traduite par des expériences démocratiques - depuis oubliées - telles que les Conseils, on peut maintenant saisir la manière dont le diagnostic de crise dans l'œuvre d'Arendt oscille finalement entre le scepticisme et l'appel à la responsabilité et à l'action, faisant ainsi écho, dans le ton même de l'écriture, à l'ambivalence qui caractérise la modernité elle-même. Nous devons garder à l'esprit que ces rares moments politiques qui embrassent la pluralité humaine laissent des traces indélébiles dans l'histoire, ils sont comme des « perles au fond de la mer » (10) que la mémoire peut ramener à la surface.

Ainsi, une des penseuses les plus célèbres du XXe siècle nous enjoint à faire l’effort d’emprunter d’autres voies et d’établir des ponts avec d’autres pensées. Arendt pratique par exemple ce geste d’aller chercher des expériences du passé sans se laisser corseter à une tradition philosophique particulière. Comme elle le déclarait à Roger Errera : 

(...) moi je me sers où je peux. Je prends ce que je peux et ce qui me convient. Je pense que l'un des grands avantages de notre époque est vraiment ce qu'a dit René Char : « Notre héritage (…) n'est précédé d'aucun testament ». Cela signifie que nous sommes entièrement libres de nous aider partout où nous le pouvons à partir des expériences et des pensées de notre passé. (11)

Sans doute la polémique autour de la publication d’Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal (1963) a-t-elle assombrie certains regards sur la personnalité d’Hannah Arendt. Il n’est pas besoin de revenir en détail sur la controverse, que le film de Margarethe von Trotta a par exemple en grande partie retracée. 

De ce récit sur Eichmann découlera la question de la nécessité de réimaginer et de re-théoriser les relations entre le langage, l’activité de pensée, et le domaine politique chez Arendt (12). Un ouvrage, Hannah Arendt contre la philosophie politique ?, met en évidence cette posture critique parfois intempestive qui est la condition du rapport d’Arendt à la philosophie et sa tradition; et l’auteur, Miguel Abensour, de formuler cette phrase dont on saisit en quoi elle caractérise avec clarté Arendt : “la vraie philosophie politique se moque de la philosophie politique” (13). 

Conformément à sa propre conception de la liberté, la penseuse a eu le courage d’entamer cette démarche, aussi polémique soit-elle, permettant de désapprendre les préjugés philosophiques et culturels (14) -soit une théorie de la politique qui fait la jonction et établit des passages entre la pensée et l’action. Cette attitude la rapproche ainsi de son ami Walter Benjamin pour qui : 

[i]l n’est pas de meilleur déclic pour la pensée que le rire. Et l’ébranlement du diaphragme, en particulier, offre habituellement de meilleures chances aux idées que l’ébranlement de l’âme (15)

Le rire d'Arendt est, selon l'auteure allemande Marie Luise Knott, une sorte de rire « d’incongruence, tel qu’il découle de la rencontre avec des incohérences » ; l'analyse de Knott sur l'importance du rire dans la façon de penser d'Arendt est encore étayée par la lecture du Hannah-Buch jamais achevé de Karl Jaspers (dont le titre devait être Von der Unabhängigkeit des Denkens- « De l'indépendance de la pensée »). Jaspers y entreprenait de déterminer le fondement de « l'indépendance de la pensée » d'Arendt, et le chapitre « Rire », au cœur de ce projet, aborde les liens créés par les effets libérateurs du rire d'Arendt. Une manière pour la pensée de « reprendre son souffle » (16), de reprendre son inspiration, donc. 

Hannah Arendt s’est éteinte à New York en 1975. Elle reste aujourd'hui une figure phare dans la pensée politique des XXe et XXIe siècles.

Si vous souhaitez en savoir plus sur sa vie et son oeuvre, découvrez la série de podcasts Hannah Arendt aujourd'hui, par Myriam Revault d'Allonnes.

Sarah Creusot

  1. Traduction personelle. Gaus, Günter, and Hannah Arendt. “Was Bleibt? Es Bleibt Die Muttersprache“. Zur Person. 1964.
  2. Arendt, Hannah. « Ideology and Terror: A Novel Form of Government », The Review of politics. 1953, vol.15 no 3. p. 303‑327.
  3. Arendt, Hannah. « Le déclin de l'Etat-nation et la fin des droits de l'homme », in Les origines du totalitarisme, t.3 L’impérialisme, Paris, Seuil, 2006, p. 239-292.
  4. Champlin, Jeffrey. « Born Again: Arendt’s “Natality” as Figure and Concept », The Germanic review. 2013, vol.88 no 2. p. 150‐164.
  5. Arendt, Hannah. “Le concept d’histoire” in La Crise de La Culture : Huit Exercices de Pensée Politique. Folio essais ed., Paris, Gallimard, 1989.
  6. Arendt, Hannah. “La crise de l'éducation” in La Crise de La Culture : Huit Exercices de Pensée Politique, p.246
  7. Arendt, Hannah. On Revolution. 1963. PENGUIN BOOKS, 1990
  8. Arendt, Hannah. “Préface” in La Crise de La Culture : Huit Exercices de Pensée Politique
  9. Abensour, Miguel. Hannah Arendt contre la philosophie politique ? Sens&Tonka, 2006.
  10. Arendt, Hannah. Walter Benjamin: 1892-1940. 1968. Paris, Allia, 2007
  11. Errera, Roger, and Jean-Claude Lubtchansky. Entretien Avec Hannah Arendt. 1973. 
  12. Knott, Marie Luise. « Rire- Comment l’esprit fait brusquement volte-face » in Désapprendre : voies de la pensée chez Hannah Arendt. L’Arche, 2018, 43.
  13. Citée par Tassin, Etienne. Le Trésor Perdu Hannah Arendt, l’Intelligence de l’Action Politique. Critique de la Politique ed., Klincksieck, 2017, 14. Mes italiques.
  14. Knott, Marie Luise. Désapprendre : voies de la pensée chez Hannah Arendt. L’Arche, 2018.
  15. Benjamin, Walter « L’auteur comme producteur », in Essais sur Brecht, La Fabrique Editions, 2003,141
  16. Knott, Marie Luise. Désapprendre : voies de la pensée chez Hannah Arendt. 26-7
Actualités
Actualités partenaires

Quel rôle pour les citoyens dans la recherche scientifique ? - le 15 janvier - entrée libre

Dans un monde où les sciences se spécialisent de plus en plus, elles semblent parfois devenir l'apanage d'experts pointus, inaccessibles au grand public. Mais dans ce contexte, une question essentielle se pose : les citoyens peuvent-ils encore participer au débat scientifique ?
Lire l'article
Actualités partenaires

Illusions (conjugales) perdues à la Maison Balzac

Nous vous partageons cette nouvelle exposition à la Maison Balzac consacrée à la thématique du mariage au XIXe siècle- étape marquante des relations hommes-femmes, porteuse d'espérances, de violences, de trahisons et de (dés)illusions....
Lire l'article
Actualités Mardis de la Philo

L'intime, de la chambre aux réseaux sociaux avec Les Mardis de la Philo

Nous vous proposons une visite privée et guidée de l'exposition "L'intime, de la chambre aux réseaux sociaux" au Musée des Arts Décoratifs, mercredi 22 janvier à 15h45. Uniquement pour les membres Philofil.
Lire l'article
Actualités conférenciers

3 semaines après le meurtre de Samuel Paty, par Agathe Novak-Lechevalier

En vous proposant de réfléchir à la question de l’enseignement à l’heure de ChatGPT, nous avons eu envie d’un rendre une nouvelle fois hommage à Samuel Paty, professeur engagé et courageux, 4 ans après son assassinat et quelques jours avant la clôture du procès d’assises.
Lire l'article
Actualités conférenciers

Voulons-nous encore vivre ensemble ? par Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot publie "Voulons-nous encore vivre ensemble ?" aux éditions Odile Jacob (2024)
Lire l'article
Philosophes

Hommage à Hannah Arendt

Le 4 décembre marque la date de décès de l’importante penseuse politique Hannah Arendt (1906-1975). L’occasion pour nous de publier un article “portrait” consacré à une philosophe dont les contributions constituent une source intarissable de dialogues et de réflexions.
Lire l'article

Inscrivez-vous à notre newsletter
pour suivre notre actualité

Philosophes