Le désir est-il compatible avec la liberté ?
Le désir est-il compatible avec la liberté ? Si être libre signifie vivre dans l’absence de contraintes et choisir nous-mêmes notre destin, il semble que le désir désigne un état dont nous de…
Le désir est-il compatible avec la liberté ? – Les Mardis de la Philo
Le désir est-il compatible avec la liberté ? Si être libre signifie vivre dans l’absence de contraintes et choisir nous-mêmes notre destin, il semble que le désir désigne un état dont nous devrions chercher à nous défaire pour vivre libres.
En effet, le désir existe dans l’absence de ce dont il est le désir. Comme aspiration à ce que nous considérons comme un bien, le désir désigne ce sentiment d’insatisfaction désagréable ou inquiète qui vient du manque de quelque chose. Le désir tend vers ce bien dans la mesure où il ne l’a pas encore atteint, il rime donc avec le manque. Cependant, le désir une fois satisfait, il disparaît : si j’ai soif, je désire boire de l’eau ; je me désaltère, et la soif disparaît. De même pour tout désir compris comme tension de notre être vers un objet. Il semble donc plus propre de parler des désirs et non « du désir », puisque nous expérimentons toute une pluralité de désirs au cours de notre existence.
Or, si le désir ponctue à ce point notre vie, si nous l’expérimentons quotidiennement, pouvons-nous dire que nous choisissons nos désirs ? Autrement dit, lorsque je désire telle ou telle chose, suis-je la cause de ce désir ? Ou bien me vient-il spontanément, comme un besoin, sans que j’ai mon mot à dire dans ce processus ? La question se pose avec d’autant plus de force que les désirs ont une place centrale dans notre vie : désirer signifie tendre vers, aspirer à, aussi tous nos projets, toutes nos actions, et toute notre vie sentimentale évoluent sous le signe du désir. Il faut donc nous demander d’où viennent les désirs, et si le fait de désirer nous porte vers des représentations d’objets désirables de façon arbitraire et contingente, c’est-à-dire sans raison ou cause apparente de désirer ceci ou cela. Si tel est le cas, alors la liberté s’oppose aux désirs comme la volonté aux diverses affections que notre corps et notre esprit reçoivent comme de l’extérieur, des contraintes certes naturelles, mais contre lesquelles nous nous efforçons de faire triompher notre volonté et donc notre action libre. Mais le désir est-il nécessairement l’autre de la liberté ?
Opposer désir et liberté revient à définir les désirs comme des affections que nous ressentons, qui nous poussent vers un objet du désir (le désirable), mais contre lesquelles nous pouvons faire jouer cette autre faculté qu’est notre liberté. Liberté de résister au désir, de ne pas y répondre, liberté de s’efforcer vers d’autres choses. C’est là précisément une conception que Spinoza critique au début du chapitre III de l’Ethique : ceux qui considèrent les affections comme des phénomènes extrinsèques à la liberté, autrement dit des phénomènes que nous subissons comme s’ils ne faisaient pas partie de la nature même de notre être, conçoivent au fond l’homme comme un « empire dans un empire ». C’est l’héritage stoïcien de la volonté toute puissante du sage, qui peut se maîtriser jusqu’à ignorer l’appel des désirs, et même les pires souffrances. Mais Spinoza remet le désir au centre de la vie humaine. En effet, dans un premier temps, l’idée de se déterminer soi-même contre ces « désirs » que nous ressentons comme des affections n’a aucun sens, car si désirer signifie toujours s’efforcer vers quelque chose, tendre vers un désirable, quel sens cela aurait-il de « choisir » ses désirs ? Car quoi qu’il en soit de ce supposé « choix des désirs », le fait même de désirer, comme acte ou tension intrinsèque à notre existence, reste intact.
Il faut donc dans un deuxième temps définir le désir avec Spinoza comme conatus, c’est-à-dire comme puissance essentielle, consubstantielle de l’homme, de désirer, c’est-à-dire de se porter continuellement vers ce qui peut augmenter sa puissance. C’est la très célèbre Proposition VI de la partie III de l’Ethique : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être ». Voilà la définition du conatus, autrement dit de la nature de l’homme. Alors le désir peut être entendu comme une puissance interne de propulsion dans l’existence et d’affirmation de son être. De là le problème renouvelé de la liberté : le conatus définit l’homme dans son essence même, nous n’avons pour ainsi dire pas le « choix » de désirer. C’est une loi de notre nature. Mais si désirer est aussi nécessaire que respirer, la liberté n’est-elle pas rendue caduque ? Car nous ne pouvons pas ne pas désirer, aussi nous ne pouvons pas résister aux désirs qui nous assaillent.
Pour comprendre la solution qu’apporte Spinoza, il faut suivre la distinction qu’il propose entre Corps et Âme. Contrairement à Descartes, il ne les considère pas comme deux substances séparées (deux res : extensa et cogitans), mais comme deux modes ou moyens d’exprimer la même chose : l’être humain. Les affections désignent ainsi les états tels que, étant affectés en notre corps, nous sommes passifs. Le terme « affection » est relatif au corps. Au contraire, du côté de l’âme, principe de connaissance et de Raison, les affections sont nommées, précisément, « désirs » : ce sont les affections accompagnées de la conscience que nous avons de désirer. De plus, les idées que nous formons d’une part correspondent aux affections du côté du corps, et d’autre part sont entièrement le fruit de notre activité, autrement dit lorsque nous formons une idée, c’est notre Âme qui agit, et elle est alors cause pleine et entière de l’idée. C’est la distinction entre passion et action : nous sommes passifs lorsque nous ne sommes pas la cause entière, ou « adéquate », de notre action, et inversement, nous sommes pleinement actifs lorsque la seule cause de notre action est nous-mêmes (Éthique, III, définitions I et II). Autrement dit, nous pouvons dire que nous « agissons » au sens large lorsque nous poursuivons l’accomplissement d’un désir, mais au sens étroit, « décider », c’est-à-dire être la cause de notre action, n’arrive que lorsque nous nous formons une idée claire et distincte de notre action et de notre raison d’agir. Aussi, l’éthique que développe Spinoza a pour centre le concept de liberté, puisqu’il s’agit de comprendre quand et comment nous pouvons orienter notre être (Corps et Âme) vers l’accomplissement de désirs avec lesquels nous sommes pleinement en accord. Il faudra ultimement comprendre comment le désir ou conatus, essence de l’homme, peut être rendu compatible avec le fait d’agir et de vivre en pleine liberté.
Le même problème se posera ainsi en politique : comment structurer la vie en commun afin que tous et toutes jouissent de leur pleine liberté dans l’accomplissement de leur conatus ? C’est dans le Traité politique que Spinoza tente d’apporter une réponse à ce problème difficile, en revenant sur la théorie du contrat et l’État : celui-ci n’est pas un pouvoir de domination sur les citoyens, au contraire, la puissance la plus grande dont le pouvoir souverain peut jouir se fonde sur la reconnaissance de son autorité par ceux sur qui elle s’exerce. Réciproquement, et c’est là la thèse politique majeure de Spinoza : l’adhésion des individus à la communauté est directement liée à la puissance dont ils disposent au sein de celle-ci. Être citoyen a donc peu de choses à voir avec des « valeurs citoyennes » qu’il faudrait inculquer à chacun ; l’exercice de l’autorité doit plutôt être compris comme la vocation à accroître la puissance d’agir des citoyens, c’est-à-dire leur pouvoir d’être cause de leur propre existence et cause, chacun pour leur part, de celle de la communauté.