Le personnage Eichmann : Une nouvelle figure du mal

A l’heure où le mal, tel qu’il a pu s’incarner ces siècles derniers, semble poser un nouveau défi pour la pensée, nous vous proposons un retour sur l’analyse arendtienne du fonctionnaire nazi Adolf Eichmann - celle de la figure de “banalité du mal”- comme une manière possible de l’envisager et de s’y confronter. En particulier, cet article entend retracer l'originalité de registre d’écriture qu’Arendt a déployé pour faire la narration du mal dans le cas du fonctionnaire nazi Adolf Eichmann.

S’extraire du cliché 

Au moment de son procès, en 1961, l’ancien fonctionnaire du Troisième Reich Adolf Eichmann fut présenté au public à l'intérieur d'une cabine de verre. Les gens venus l'observer témoigner s'attendaient à voir le mal incarné, une sorte de démon sous cloche. Hannah Arendt, envoyée à Jérusalem par le New Yorker pour couvrir son procès, récuse ce synopsis et élabore son rapport sur Eichmann en l'opposant à d'autres personnifications théâtrales du mal :

Eichmann n'était ni un Iago ni un Macbeth ; et il ne lui serait jamais venu à l'esprit, comme à Richard III, de faire le mal par principe (1)

Arendt perçoit que l’image qu'Eichmann donne de lui-même manque de profondeur, elle refuse donc d’accorder à ce personnage quelconques qualités maléfiques. La penseuse introduit à ce moment-là un nouveau personnage dans le récit du mal, dont le ressort est celui de la clôture à la présence de l’altérité. Arendt le donne à voir pour ce qu’il est en fait : un refus, ridicule, de la réalité des actes commis.

Pour elle, la banalité du mal est liée de façon inhérente à la bêtise de la forme du langage d’Eichmann, un langage suranné et fait de clichés. L’uniformisation des mots et l’absence de cohérence langage / expérience constituent le médiocre d’Eichmann : les multiples refus de ce dernier de réfléchir à ce qu’il a fait s’accompagnent de formules grandiloquentes et du recours constant à des formulations toutes faites. Arendt construit ici une interprétation du mal comme fondamentalement grotesque, ridiculisant ainsi dans le même temps l’adhésion et la fascination pour une idéologie humainement absurde. Cet aspect du nazisme et des dirigeants du régime a par ailleurs magistralement été saisi, joué et mis en scène par Chaplin dans Le Dictateur (1940Dans les deux cas surgit le clownesque d’un Hitler et d’un Eichmann, qui rompt alors le charme et tourne en ridicule la fascination que le mal a pu exercer sur une certaine tradition philosophique (2). Le récit du mal est vertigineux, mais le personnage qui l’incarne n’a rien de grandiose : il a le visage blafard et sa parole est mécanique. 

L’ironie pour penser le mal

La manière dont Hannah Arendt considère la langue d'Eichmann et sa façon clownesque de parler en expressions figées, renvoie à un jugement esthétique dont les implications sont fondamentalement éthiques et politiques. Le refus de l’autorité du mal, et le refus de l’étouffement de l’activité de penser sous les taxinomies héritées et les clichés, passent par le ton de l’ironie, ainsi qu’elle l’a elle-même admis plus tard au cours de son entretien avec le journaliste Günter Gaus, dans lequel elle affirme : 

J'étais vraiment d'avis que ce Eichmann était un clown, et je vous le dis : j'ai lu son interrogatoire de police, 3600 pages, et je l'ai lu très attentivement, et je ne sais pas combien de fois j'ai ri ; mais fort ! (..) Et ça, dites-vous, c'est le ton. Le ton est bien sûr ironique. Cela est tout à fait vrai. Mais le ton est indissociable de la personne (3). 

Il appartient en effet à l’ironie comme procédé rhétorique et mode d’écriture esthétique de donner lieu à des « inversions surprenantes » (4). Or, la déstabilisation des assurances philosophiques permet justement d’en revenir aux questions mêmes -démarche arendtienne par excellence- et d’exercer notre jugement sur ce qui se présente à nous

La capacité de réflexivité et de vivacité d’esprit qu’implique le recours à la forme de l’ironie sous-tend le désir de la penseuse de donner à ses lecteurs un espace pour un jugement d'Eichmann d’ordre esthétique et politique. L'ironie d'Arendt est plus qu'un simple style. Il s’agit ici de l’écart que la réflexion doit faire, de l’action de penser face justement à une telle absence de pensée afin que le procès d'Eichmann revienne dans le monde des Hommes exerçants leur capacité de jugement. En capturant la « banalité d’Eichmann », Arendt use de l’ironie comme moyen de dévoiler son ridicule –autrement dit comme exercice d’un jugement.  

Une  réflexion sur le mal qui traverse et participe de l’élaboration de la pensée politique d’Hannah Arendt

Hannah Arendt raconte qu'elle a ri  lorsqu’elle a lu les rapports du procès d’Eichmann.

Ce rire interroge le sens de l’action d’Arendt à ce moment de l’histoire du procès et de la trajectoire de son œuvre. Pour la philosophe, il semblerait que la comédie soit bien davantage capable de saisir des éléments d’une « amère » et « inconvenante » » vérité (5).

J’ai trouvé dans Brecht la réflexion suivante : « Les grands criminels politiques doivent à tout prix être mis à nu, et surtout être livrés au ridicule. Ce ne sont pas de grands criminels politiques mais des hommes qui ont commis de grands crimes politiques, ce qui est quelque chose d’entièrement différent (…) Si les classes dirigeantes, dit Brecht, « permettent à un petit escroc de devenir un grand escroc, il n’a pas droit à une position privilégiée dans l’histoire. » C’est-à-dire que le fait qu’il devienne un grand escroc et que ce qu’il fait a des conséquences graves ne le grandit pas. Puis il dit : « Sur un plan général et de façon abrupte, on peut dire que la tragédie traite des souffrances de l’humanité d’une façon moins sérieuse que la comédie. » (6)

L’absurdité du mal en question est plus qu'une simple lecture tragique ; le dégonflement par la comédie doit lui suppléer. En effet, les liens historiques de l'humour avec la souffrance indiquent la possibilité d'interpréter les contradictions comme des grossièretés comiques, originellement perçues comme tragiques (7). Et en même temps, le rire,  complétant le ton du trait d’esprit, est un un moyen d'attirer l'attention, et donc de provoquer des changements chez les auditeurs ou les lecteurs. Il marque ainsi une reprise de l’activité de réflexion, une brèche vers la capacité de penser - cette démarche de volonté de comprendre (8).

Il n'est donc pas surprenant que ce soit du récit sur Eichmann que découlera la question de la nécessité de réimaginer et de re-théoriser les relations entre le langage, l’activité de pensée, et le domaine politique chez Arendt (The Life of the Mind) (9).

Dans l’œuvre de la penseuse, l’écriture ironique et l’éclat de rire peuvent être appréhendés comme étroitement incorporés à ses thèses de théorie politique ainsi qu'aux différents concepts qui les constituent. Pour sortir à la fois de l'envoûtement et de la stupeur du mal, la démarche intellectuelle d’Arendt s’apparente à un refus que l’activité de penser soit mise un échec –afin de rendre possible la reconstruction d'un monde commun, politique. 

Certaines de ses critiques (et même certains de ses amis) ont trouvé impardonnable, son aveu de considérer Eichmann comme un « clown », « ein Hanswurst » – littéralement « une saucisse idiote ». Elle disait même que le simple fait de penser à ses réactions pouvait la faire éclater de rire ! Cependant, si Knott a raison, le rire d'Arendt a « détendu cette trame morale trop serrée que théologiens, philosophes et savants avaient jadis tissée » (10). Si l'absence de pensée [thoughtlessness] d'Eichmann réduit le langage aux clichés, l'ironie d'Arendt, elle, rompt tout le charme : elle permet un espace public dans lequel la pensée, le jugement, et l’action redeviendraient possibles. Pour réfléchir sur le mal aux XX et XXIème siècles, “on ne peut plus faire comme si elle n’avait rien dit” (11). 

La figure et la thématique de la “banalité du mal” seront également abordées au cours du cycle de conférences de Mazarine M.Pingeot De l’indifférence à la différence, ainsi que dans celui d’Olivier Dhilly Repenser le mal pour les Mardis de la Philo. 

Sarah Creusot 

  1. Arendt, Hannah. Eichmann in Jerusalem. Report on the Banality of Evil. 1963. New York, The Viking Press, 1964, 134. platypus1917.org/wp-content/uploads/2014/01/arendt_eichmanninjerusalem.pdf. Éditions Gallimard, 1966 pour les traductions françaises, 314. 
  2. Nous avons ici à l’esprit le cas du philosophe Martin Heidegger. 
  3. 9min15-50min19. Traduction personnelle. Gaus, Günter, and Hannah Arendt. “Was Bleibt? Es Bleibt Die Muttersprache“. Zur Person. 1964.
  4. Skinner, Quentin. La Philosophie et Le Rire. Conférence Marc-Bloch. 2001, 10. 
  5. Kerr, Walter. Tragedy and Comedy. 1967, 17, cité par Amir, Lydia.“Humor and the Good Life” In Humor and the Good Life in Modern Philosophy : Shaftesbury, Hamann, Kierkegaard. SUNY Press, 2014, 232. 
  6. 6-8min27. Errera, Roger, and Jean-Claude Lubtchansky. Entretien Avec Hannah Arendt. 1973. 
  7. Lydia, Amir. Humor and the Good Life in Modern Philosophy : Shaftesbury, Hamann, Kierkegaard.  220-242
  8. Reprise d’un ouvrage rassemblant certaines interventions d’Hannah Arendt, dirigé par Ursula Ludz intitulé à partir d’une phrase de la penseuse : “ich will verstehen. Und wenn andere Menschen verstehen; im selben Sinn, wie ich verstanden habe; dann gibt mir das eine Befriedigung wie ein Heimatgefühl“ 

* Une métaphore qui n’est pas anodine, à la fois pour le contenu, et la méthode, de la pensée d’Arendt, comme souligné par la germaniste Barbara Hahn dans “La Maison Sur L’océan.”, Hannah Arendt, la passagère, produit par Lecerf, Christine et Julie Beressi, 2017, 18-20min15. On remarquera par ailleurs que « bridge » peut renvoyer en anglais en un mot à une action (to bridge), et en allemand (überbrücken dans lequel on reconnait die Brücke- « le pont »), mais pas directement en français. 

  1. Knott, Marie Luise. « Rire- Comment l’esprit fait brusquement volte-face » in Désapprendre : voies de la pensée chez Hannah Arendt. L’Arche, 2018, 43.
  2. Ibid, 38
  3. Taminiaux, Jacques. La fille de Thrace et le penseur professionnel : Arendt et Heidegger. Payot, 1992, 246
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