Méditation pascalienne sur le confinement « Tout le malheur des hommes… » par Laurence Devillairs
La situation exceptionnelle d’une pandémie, dont la singularité est précisément la contagion, nous oblige à l’isolement. Dans cette contrainte du confinement, nous voici obligés de repenser l’ensem…
Méditation pascalienne sur le confinement « Tout le malheur des hommes…
La situation exceptionnelle d’une pandémie, dont la singularité est précisément la contagion, nous oblige à l’isolement. Dans cette contrainte du confinement, nous voici obligés de repenser l’ensemble de nos relations et de nos actions. Bien des préoccupations de notre vie apparaissent alors secondaires et les questions essentielles que nous évitions se posent de façon pressante. La lecture de Pascal, qui nous invite à savoir rester seul en repos dans une chambre, si elle ne nous console de rien, nous éclaire sur ce que nous fuyons et sur ce qui nous manque.
Confinés contraints et forcés
Contraints et forcés, par prudence et urgence, nous nous trouvons dans la situation du sage, retranché dans sa tour d’ivoire. Nous affrontons un état de confinement, voire de solitude, exceptionnel – même avec les enfants à la maison, même avec la famille réunie en journée comme elle l’a rarement été, même avec le travail qui s’est installé à demeure. Si nos intérieurs n’ont jamais été aussi peuplés, c’est cependant avec soi-même que l’on se retrouve, sans doute pour mieux se soucier des autres, mais d’abord dans un rapport à soi comme nos rythmes trépidants ne le permettaient pas. S’ajoutent bien évidemment, à ce retrait imposé du monde, l’angoisse de l’épidémie et la lutte contre ses effets et sa propagation. Tout paraît étrange, voire abstrait : l’ennemi est invisible, les combats se mènent dans les hôpitaux et jusque dans les hôpitaux de campagne qui ont fait leur apparition, rappelant les temps de guerre que, pour la plupart, nous n’avons pas connus. L’histoire paraît ainsi reculer, renouer avec des ères anciennes, de peste et de choléra.
Certains, un peu coupables, ressentent comme un frisson d’excitation, de celui qui accompagne l’exceptionnel, les états d’urgence, la disparition des routines. Toutes ces mesures nous donnent un sentiment d’importance, transforment notre quotidien en destin ; nous sommes d’un coup, comme tous, en uniforme, missionnés. D’autres, plus nihilistes, rêvent de transgression, s’inventent des tutoiements avec le danger, emportent les risques de contagion ailleurs. Une minorité croit encore à l’exagération. On ne refera pas l’humain : sous le vernis de la civilité percent rapidement la peur, l’agressivité, la soif de passe-droits, la joie d’être délivrés de l’ordinaire, le besoin de faire l’important, d’avancer ses analyses et ses pronostics, de communiquer ses scepticismes ou ses certitudes. On spéculait sur la fin du monde, elle nous a pris au mot.
Désormais, la grande transition que l’on envisageait ou réclamait au travers de nos discours est devenue réalité : une décélération, un frein mis à nos consommations de toutes sortes, un ralentissement, une frugalité, une prise de conscience, du temps pour soi. Tout cela n’est plus un choix, une option politique, un mode de vie alternatif, mais revêt le poids d’un fait. L’engouement pour la méditation, qui pouvait marquer une pause salutaire dans le rythme effréné qui était le nôtre, exige d’être mis à l’épreuve du réel. Le temps est comme arrêté, le mouvement perpétuel de nos jours ramené à l’immobilité, nos agendas mis en sourdine. Tout est un ton plus bas, une vitesse en deçà. Et tout semble s’être vidé, s’évanouir.
Mais sommes-nous véritablement face à un vide ? À une suspension généralisée de la vie et de la société ? Bien au contraire : nous sommes, comme presque jamais, face aux grandes questions, hébétés et démunis devant l’essentiel qui se fait jour avec l’effacement de nos routines et de nos empressements. Le futile est banni, l’accessoire reporté, tout est exacerbé : les sentiments, les liens, les peurs. Nous sommes exposés, tout est remis à plat, les cartes retournées, des fondements aux acquis, de l’intime au public. Ces grandes questions que nous nous posons rarement se pressent : qu’est-ce que la vie, la mort et leur indissociable mélange ? Quelle place et quel respect accordons-nous à la vieillesse, par-delà les bonnes intentions et les bons sentiments, en dehors et au sein du cadre hospitalier ? Qu’est-ce qui prime : la liberté (de voter, de bouger ou de circuler) ou la sécurité (dont la santé est la première exigence) ? Comment se vit et se pratique la démocratie : doit-elle éduquer (aux mesures de protection, à la responsabilité individuelle et collective) ? Doit-elle sanctionner, comme le ferait davantage un instructeur qu’un législateur ? Sa fonction est-elle de contraindre et de pénaliser, ou bien son principe est-il de laisser faire, laisser dire, en conservant la liberté de choix (celui de refuser de se déplacer pour aller voter, par exemple) ? Que nous doit l’État : la vérité, les mots justes (même ceux qui fâchent ou effraient, comme celui de confinement), la protection, des places en hôpitaux, une couverture sociale, un aménagement de la fiscalité, des subventions ? Ressurgit également le rôle de la police, de la gendarmerie et de l’armée, qui amène avec elle cette étrange vérité que l’humanité aura passé son histoire, morale, politique et sanitaire, à être en conflit.
Cette situation est une mise à nu, une apocalypse, au sens strictement étymologique du terme, c’est-à-dire une « révélation » : voilà le réel – de nos familles, de nos couples, de nos amitiés, de nos bureaux, de notre nation, de notre société. Nous avons devant nous deux possibilités : soit nous échapper dans le virtuel, soit retrouver le réel, même si son goût est amer, son choc sidérant, nous laissant dans le désarroi et l’affolement. Nous pourrons avoir recours à tous les outils, notamment technologiques, mais nous pourrons aussi retrouver le brut de la réalité : non pas les textos, mais la tessiture singulière de la voix, non pas le continu des informations mais ses propres pensées, non pas des cours à capter, skyper ou numériser, mais son intelligence à nourrir.
Dans le cadre de l’enseignement, nous avons à nous demander ce qu’est la relation entre maître et élèves : comment peut-elle persister à distance, mettre un cours en ligne suffit-il ? Quelle est la vertu de l’encadrement, de l’autodiscipline, de la volonté d’apprendre pour soi et par soi-même ? Peut-être est-ce là reformuler d’éternelles utopies – celle d’une science avec conscience, de l’audace de penser par soi-même, de faire preuve du courage de la réflexion – mais le bousculement des habitudes s’est toujours fait par la force des utopies, la capacité à ne pas se contenter de ce qui est, cette fatalité trop facile du « c’est comme ça, on n’y changera rien ». La question se pose en effet de savoir à quoi nous éduquons nos enfants, nos élèves, nos étudiants : n’est-ce pas à relancer leur curiosité, à susciter leur capacité à regarder le monde en face, à contre-courant des modes et à rebours des idées toutes faites ? On parle de l’éventualité d’un dysfonctionnement des dispositifs éducatifs numériques, de leur manque de fluidité, mais n’y a-t-il pas une vie en dehors de la connexion ? Du savoir et des choses à voir ailleurs que sur les écrans – dans les livres, notamment ?
L’interrogation générale est peut-être celle-ci : savons-nous mettre à profit le temps pour soi ou est-il encore passé à faire, à s’activer, à échapper à soi, en trouvant le plus souvent refuge dans cet univers unidimensionnel de nos réseaux ? On parle déjà de leur possible saturation car, moins nous nous verrons et plus nous « échangerons », mais qu’échangerons-nous ? Et sur quoi ? Que donnons-nous et recevons-nous dans cette multiplication de « conversations » ? L’occasion est peut-être non à la multiplication mais à la possibilité de redonner du poids, une forme de gravité aux mots et à la voix, les nôtres et ceux des autres.
Nous aurons sans doute aussi à nous demander ce que partagent les membres d’une famille : du temps, de la promiscuité ou bien le lait de la tendresse humaine ? Qu’est-ce que l’intimité, que vaut-elle quand elle est continuelle, sans espace d’évasion, sans zone de retranchement ? Sur quoi repose le lien social : sur l’entraide, les lois, les institutions, les commerces et la richesse économique ? Qu’exige la morale : de l’attention à l’autre ? Mais qui sont les autres : les Chinois à l’autre bout du monde, les Européens avec qui nous avons plus que jamais un destin commun ? Que devient l’espace public quand, très concrètement, on ne circule plus aisément dans les rues ? Qu’est-ce que la peur et sa contagion ? Qu’est-ce qui fascine aussi dans la peur, comme si toute grande terreur avait quelque chose d’au-delà des normes qui subjugue ? Comment penser quand on n’a plus d’autres pensées auxquelles se confronter ou à imiter ? Les autres vont-ils nous manquer ? Ces inconnus croisés dans les cafés, les rues ? Ces collègues, ni amis ni étrangers, ces compatriotes, ni tout à fait identifiés, ni tout à fait ignorés ?
Non, rien n’est suspendu. Tout se pose au contraire à nous de façon pressante, pesante ; ce qui ne faisait pas débat préoccupe. Nous sommes face à la réalité, sans que nos occupations quotidiennes ne viennent plus nous la masquer, l’escamoter. Nous sommes contraints de nous interroger. Nos agendas ne se vident pas ; ils se remplissent de ce qui n’est pas accessoire : la confrontation avec le réel. Ce qui paraît vide ou dérisoire, ce sont bien plutôt nos emplois du temps agités, la mécanique énervée de nos projets et occupations. Ce qui allait de soi – la famille, l’espace public, la société, la vie même – impose sa réalité et exige d’être pensé, repensé. Ce qui nous tracassait – ce rendez-vous, cette conversation, cet ourlet, ce talon, cet horaire, ce dossier – devient accessoire. Nous butons devant le réel, en soupesons la gravité, l’irréductible présence, non négociable, non échangeable. Nous enchaînions les jours sans vraiment les vivre mais, à présent, nous sommes entrés dans le règne de l’essentiel.
Face à l’inconsolable
Nous sommes consignés avec nous-mêmes. Et il n’est pas certain que ce soit agréable. Résonne alors ce constat de Pascal : « J’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »1 Tout le malheur des hommes ne provient pas de la suspension de leurs « diverses agitations » mais de ces agitations mêmes. On connaît de Pascal la thèse de l’existence d’un Dieu caché, mais il défend également celle d’un homme qui se cache à lui-même, qui se cache la réalité, la sienne et celle du monde. Que fuyons-nous hors de notre chambre ? Nous-mêmes, la vérité sur notre existence. N’y voyons pas un problème psychologique, une complication de l’ego, qui se rêverait toujours autre, une difficulté à s’accepter tel que l’on est. Le constat pascalien est plus radical : « Quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. »2
On en conclut trop rapidement que ce que nous fuyons, c’est notre condition de mortels. Mais le problème est plus profond, et Pascal va plus loin : ce à quoi nous ne voulons pas penser, ce que nous ne voulons pas avoir devant les yeux, c’est le fait que « rien ne peut nous consoler ». Voilà la réalité, celle à laquelle nous confronte la suspension de nos agitations. Dans le ralentissement de nos empressements, dans le calme forcé de nos salons, de nos rues, nous allons être contraints « d’y penser de près ». Et ce que nous sentirons, derrière l’ennui, derrière l’appréhension, en écho à la basse continue des informations, c’est que rien ne pourra nous faire échapper à cette réalité de notre inconsolabilité. Nos « divertissements » – réunions, déplacements, modes, lubies et croyances – sont autant de tentatives pour nous inventer des consolations, nous enivrer de solutions.
Car notre nature a horreur du vide : tout pour ne pas rester avec nous-mêmes, avec le fait que rien de ce qui est à notre disposition ne peut nous rassurer vraiment. Tout, plutôt qu’avoir à y penser. C’est cela que nous nous étourdissons à oublier : nous cherchons à nous consoler de ne pas parvenir à l’être. Nous multiplions, accumulons, vérifions, évaluons ; nous nous attachons à toutes ces procédures qui remplissent nos jours pour ne pas avoir à penser au fait que le fond de l’âme est froid, que nous sommes abandonnés, sans ressources ni secours. Rien qui réconforte vraiment, rien qui comble durablement.
Il faut en effet que notre condition soit bien insupportable pour que nous cherchions perpétuellement à nous en divertir, à nous en détourner. S’il était si jouissif de simplement être et d’exister, de s’abandonner au fait d’être là, vivant, présent, nous ne passerions pas notre temps à nous occuper les mains et l’esprit. Et ces occupations, qui nous rongent et nous absorbent, sont-elles si importantes ? Valent-elles tant de sueur, de paroles et de nuits écourtées ? Leur fonction et leur valeur sont précisément de nous absorber, de nous donner l’illusion que tout cela a un sens – l’argent, l’amour, l’ambition –, que notre vie même a un but, une importance. L’agenda : le divertissement des divertissements, ce qui transmue le secondaire en vital, l’anecdotique en rendez-vous. C’est lui qui convertit notre solitude en réseau. Il est en cela comme l’argent, la monnaie de tous les échanges, le grand convertisseur social de l’ordinaire en géométrie savante, cruciale. Accepter cette réunion, refuser, peut-être.
Pendant que nous sommes ainsi absorbés, archipris et ultra-stressés, nous n’y pensons pas : à nous, à la vie, à la mort. Si les hommes savaient rester en repos dans une chambre, alors « ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont »3. Mais les hommes sont aveugles volontaires, pris dans « une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi ». Tel est le propre des grandes questions : d’être insupportables et, par conséquent, de ne jamais être posées. Elles seules devraient pourtant retenir notre attention, mais nous préférons les étouffer sous le bruit de nos divertissements, substituer l’agréable à l’insupportable : « Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise. De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. »
De là vient que l’ennui soit à ce point proscrit, mal vu, mal noté : il faut à tout prix s’occuper, être pris, booké comme une salle de spectacle. C’est pourtant dans l’ennui qu’on aurait une chance de se croiser, de rencontrer la réalité, tout aride qu’elle soit. Mais nous voyons la vie comme une case à remplir et nous cabotons d’une obligation à l’autre, espérant un jour avoir enfin le temps de vivre, de se poser : « La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et, cependant, c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous […]. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir. »4 De là vient aussi que « le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible »5, cette solitude fondamentale, qui n’est pas de ne pas être accompagné, mais d’être sans rien faire, ni adjuvant ni dérivatif.
Solitude et inaction nous sont incompréhensibles, et insupportables. D’abord parce qu’il faut une bonne dose de vie intérieure, de musique à soi, pour se tenir seul, sans la distraction de nos courses et de nos activités. Ensuite, parce que même un roi, tout roi qu’il est, arrivé au sommet, repu et satisfait, est toujours un roi nu : nous n’avons rien, ou pas grand-chose ; ce que nous avons acquis, chassé, convoité, ne nous ravit qu’un temps, et pas totalement. Ce n’est pas encore ça, pas tout à fait : « Ainsi s’écoule toute la vie, on cherche le repos en combattant quelques obstacles. Et, si on les a surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte. »
Et puis, au cœur même de ce tumulte, nous sentons confusément que le divertissement n’est pas le bonheur. Nous restons sur notre faim, assoiffés dans l’ivresse, insatisfaits dans les distractions. Divertis mais inconsolés. Car le divertissement ne console pas, il occupe sans combler, tourmente sans remplir, motive sans satisfaire. Il nous permet d’échapper un temps à la confrontation avec la réalité ; il suspend la souffrance de la lucidité. C’est à cela qu’il sert : à ce tour de passe consistant à ne pas rester avec nous-mêmes, face à face avec le réel de nos vies. Les imbéciles sont donc forcément heureux et les heureux des imbéciles, de ceux qui ne veulent pas penser, pas voir, pas comprendre, pas chercher. Que dit Pascal encore ? « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. »6 Ne nous y trompons pas : ce n’est pas de mourir qui nous fait horreur, c’est de vivre, d’avoir à réfléchir à la vie qu’on mène.
On se divertit non de la mort mais de la vie. Et c’est précisément parce que nous avons tant besoin de consolation – et donc de divertissements – que nous sommes inconsolables. Rien de ce que nous inventons, « périls et peines », « querelles et passions », ne peut modifier cette vérité : la réalité est insupportable, aucune de nos échappées, aucune de nos ambitions ne peut nous faire habiter une vie vivable, vivre dans un monde habitable. Nous sommes inconsolés parce qu’il n’existe pas d’abri, de refuge, nous sommes cernés par la réalité, exposés, vulnérables, contraints, quoi qu’il nous en coûte, au principe de réalité. Le réel est partout et nous ne voulons surtout pas le voir, nous voulons « nous détourner d’y penser et nous divertir ». Mais quelle est donc cette réalité si insupportable, si effrayante ? N’est-ce pas celle d’une perte, d’un abandon, non pas à venir mais qui aurait déjà eu lieu ? Et aussi, plus douloureux encore à formuler, celle d’une inconsistance profonde des choses et de soi-même ? Nous n’avons pas d’abri, pas de refuge, et nous sommes comme renvoyés à la crainte d’un abandon primitif. Cette perte essentielle affecte le sens même de toute relation.
Quand le monde nous manque
Mais, quand tout cesse, reste alors la question du sens de tout cela, de son utilité, de notre bonheur. Bien avant La peste d’Albert Camus (1947) et l’affirmation de l’absurde de l’existence, Pascal a fait de nous des naufragés, des exilés, séparés d’une patrie dont nous n’avons plus qu’une idée vague, une nostalgie inquiète : « En regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en sortir. »7
Sans moyen d’en sortir : pas d’issue, pas d’échappatoire, si ce n’est provisoire et illusoire, nous l’avons dit, le réel est partout. Tout homme est une île, irrémédiablement seul avec lui-même, face à une réalité indifférente, qui peut exaucer ses désirs comme les bafouer. On criera au pessimisme, on rejettera un tel tragique. On dira que Pascal a écrit une philosophie noire, comme d’autres écrivent des romans noirs. Mais est-ce si exagéré ? Nous qui en appelons avec conviction à la jouissance de l’instant, à un bonheur du moment présent, saurons-nous supporter l’insupportable : le fait de demeurer en repos dans une chambre, sans projets ni rendez-vous ? Saurons-nous véritablement vivre au présent ? Faire face à la plus impitoyable des réalités : la nôtre ?
Nous sommes condamnés à en faire l’expérience, à affronter l’épreuve de cette solitude d’un genre particulier, qui consiste à se regarder en face, dans le silence de nos agendas. L’occasion douloureuse nous est donnée d’engager une philosophie en conditions extrêmes, qui commence dans nos salons et qui est de demeurer en repos. Qu’y découvrirons-nous ? Un besoin de consolation qu’aucun de nos divertissements ne peut rassasier ? Qu’est-ce qui nous manquera ? L’insouciance ? La possibilité de simplement avancer, un jour après l’autre, étourdis par la course obnubilée de nos chasses et de nos tracas ? Que perd-on à rester chez soi ? N’avons-nous pas appelé de nos vœux un mode d’être plus modéré, moins avide et accéléré. C’est chose possible et pourtant, très vite, nous ressentons de l’ennui.
D’où viendra cette sensation de désœuvrement ? Sans doute de la perte de contact avec le monde, celui-là même qui nous blesse et que nous enjolivons ou escamotons à travers nos agitations, mais celui aussi où nous agissons. Ce qui manquera probablement, c’est cette adversité et cette résistance qui caractérisent le concret du monde, cette inadéquation entre nos volontés et le réel qui dessine l’espace de nos efforts, de nos déceptions et de nos espoirs aussi – l’espace propre de nos actions. Car le monde, qui ne nous a pas attendus et que nous prenons toujours en route, est aussi celui où nous défions l’incertain, où nous échafaudons nos subterfuges consolatoires. Pascal lui-même voit une forme de grandeur dans ces bravades lancées à la face de la réalité : « Combien de choses fait-on pour l’incertain. Les voyages sur mer, les batailles […], quand on travaille pour demain et pour l’incertain, on agit avec raison. »8
Travailler pour demain réclame de se confronter au réel, d’en affronter la matière aléatoire, la présence massive, muette, indifférente. Qui n’a pas éprouvé, à l’inverse, après une journée passée à expédier et réexpédier des courriels, un sentiment de vide et d’épuisement tout à la fois ? Cette vague nausée suscitée par le virtuel. Nous avons adopté ces semaines, ces mois passés, des dispositifs numériques pour faire à distance ce qui se faisait en présence : les réunions, les cours, les discussions… C’est une solution bienvenue, mais si cela devait conduire à remplacer la confrontation avec le réel par l’éthéré du virtuel, cela serait très certainement une source d’ennui. Non pas cet ennui salutaire et pascalien, qui consiste à être sans rien faire, seul avec soi-même ; mais cet ennui du lisse, de ce qui n’a ni chair ni nerfs, ni emprise ni surprise. De ce qui file entre les doigts. Le réel du monde est, au contraire, le lieu de l’irremplaçable, de ce qui ne se produit jamais deux fois de la même façon. Le monde, c’est là où quelque chose se passe. À l’opposé, il ne se passe jamais rien vraiment dans nos aires du virtuel. C’est sans doute pour cela que l’on y est si prolixe : on enchaîne, on glisse, on passe. La vie y perd en style, sa forme et son contour s’effacent dans un pur mouvement.
On objectera que Pascal est décidément trop sombre, que, pour l’homme qu’il décrit, point de salut en dehors de Dieu et de ses saints. Mais ce n’est pas d’optimisme, qui n’a jamais motivé la moindre action, dont nous avons besoin. Ce n’est pas une philosophie de la consolation qu’il nous faut, mais une philosophie de la lucidité, de celle qui fait accepter tout à la fois notre besoin de consolation et notre caractère inconsolé. La sagesse aura alors pour prétention non pas de tout comprendre, mais de regarder en face. Elle n’offrira pas plus, mais elle ne réclamera pas moins. Et c’est alors à un autre Pascal, celui du XXe siècle, que nous penserons en ces jours de réclusion sanitaire : « L’homme refuse le monde tel qu’il est et, pourtant, il n’accepte pas de lui échapper. En fait les hommes tiennent au monde et, dans leur immense majorité, ils ne désirent pas le quitter. Loin de vouloir le quitter, ils souffrent au contraire de ne pas le posséder assez, étranges citoyens du monde, exilés dans leur propre patrie. »9
Article paru sur le site internet de la revue Études
1 Pensées, fragment 168, édition de Philippe Sellier, Livre de Poche, 2000.
2 Ibidem.
3 Ibid., fragment 171.
4 Ibid., fragment 33.
5 Ibid., fragment 171.
6 Ibid., fragment 166.
7 Ibid., fragment 229.
8 Ibid., fragment 480.
9 Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, 1951.