Myriam Revault d’Allonnes, conférence du 21 avril 2020
CYCLE 12 : QU’EST-CE QUE LA POLITIQUE ? Conférence du 21 avril 2020 Problèmes contemporains. La politique a-t-elle encore un sens ? I- La question du « sens » de la politique&n…
Myriam Revault d’Allonnes, conférence du 21 avril 2020 – Les Mardis de la Philo
CYCLE 12 : QU’EST-CE QUE LA POLITIQUE ?
Conférence du 21 avril 2020
Problèmes contemporains. La politique a-t-elle encore un sens ?
I- La question du « sens » de la politique : politique et philosophie
II- La crise de la politique aujourd’hui
I- Le titre que j’ai donné à cette dernière intervention fait écho à la question que Hannah Arendt avait posée en son temps (dans plusieurs textes écrits durant la deuxième moitié des années 50, entre 1955 et 1960) : « la politique a-t-elle (finalement) encore un sens ? » Question à l’allure provocatrice, à la fois datée, historiquement datée – parce qu’elle prend sa source dans des expériences réelles – mais aussi, je crois, question transhistorique qui ne cesse de se reposer mais qui se décline différemment en fonction du contexte et de l’histoire. Et il y a effectivement quelque chose de préoccupant dans la réitération de cette interrogation comme si l’évidence de l’absence ou de la perte de sens inhérente à la politique n’était pas moins présente – sinon davantage – que l’évidence de sa donation. Notre horizon d’expérience n’est plus celui de Hannah Arendt et pourtant la question se pose à nous aujourd’hui avec une acuité particulière, en un temps habité par le doute, le désenchantement, la déception si ce n’est le rejet.
J’ai insisté, dans la séance précédente, sur le fait que cette défiance à l’égard de la politique, de ses errements et de ses égarements, est une attitude très ancienne, issue notamment à la tradition platonicienne qui a massivement donné la primauté à la vie théorique, à la vita contemplativa sur la vita activa, dévalorisant ainsi la praxis et abolissant (ou tentant d’abolir) la contingence qui caractérise les aléas des affaires humaines. Au-delà même du traumatisme originel que fut pour Platon la condamnation à mort de Socrate par la cité et qui marqua le début du conflit entre le philosophe et la cité, on peut soutenir que la question du « sens » de la politique est ordonnée à une difficulté matricielle ou structurelle : celle du rapport entre philosophie et politique. Leur rencontre ne va pas de soi à moins de présupposer, pour reprendre l’expression de Merleau- Ponty, que « la philosophie tient le monde couché à ses pieds ». L’installation de la philosophie dans une position de survol ou de surplomb – sa revendication d’omnipotence théorique – produit de fait une double illusion : soit que l’on prétende se retrancher du monde en faisant le procès de l’existence mondaine soit que l’on se propose de gouverner (philosophiquement) ce même monde en le soumettant aux exigences d’une philosophie souveraine.
La « philosophie politique » est donc aux prises avec une difficulté structurelle. Habitée par la recherche du vrai – sinon elle ne serait pas philosophie – la philosophie politique, qui ne se contente pas de dresser le répertoire des opinions communes, se porte pourtant vers un domaine de l’expérience et une dimension de l’existence qui résistent par définition aux requisits de la vérité et de la raison : les sentiments, les préjugés, les intérêts, les opinions, les contraintes liées à la pratique du pouvoir et des affaires communes, telles sont les données « immédiates » du vivre-ensemble dans le monde de la Cité. On reconnaît ici la tension qui avait été notamment déployée par Léo Strauss dans Qu’est-ce que la philosophie politique ? : les contraintes propres à la recherche du vrai ne coïncident ni avec celles de l’action ni, plus globalement, avec celles de la vie en commun. Les « choses politiques » (pour parler comme Strauss) sont par leur nature même « soumises à l’approbation et à la désapprobation, au consentement ou au rejet, à la louange et au blâme ». Elles ne sont pas neutres, elles s’exposent en permanence aux choix et aux jugements des hommes, à leurs évaluations et à leurs préférences.
La conséquence est que la politique pose à la philosophie des questions dont celle-ci ne peut se détourner mais elle les pose dans des conditions qui les rendent, en partie au moins, insolubles (non susceptibles de « solutions » au sens mathématique du terme). Cette difficulté a été précisément radicalisée par Hannah Arendt : prenant acte de l’abîme qui sépare le souci philosophique et les exigences de la politique réelle (non pas de la Realpolitik mais de l’agir en commun), elle en vient non seulement à suspecter la visée foncièrement anti-politique de la philosophie mais à récuser le caractère « politique » de la philosophie politique elle-même, à considérer tout au moins sa tradition dominante. Habitée par la tentation de surmonter ce qui résiste à la pure lumière du concept, la philosophie politique ne s’est pas véritablement affrontée à la tâche de penser la politique. Loin de témoigner d’une expérience réelle de la vie politique, elle n’a cessé de vouloir s’en protéger et s’en affranchir. Depuis Platon et ce traumatisme inaugural que fut la mort de Socrate, elle a consisté pour sa plus grande part en une série de tentatives pour échapper à la fragilité des affaires humaines et « découvrir les fondements théoriques et les moyens pratiques d’une évasion définitive hors de la politique ». En sorte que la majeure partie de la « philosophie politique » définit la politique comme un rapport de domination entre gouvernants et gouvernés et se préoccupe avant tout des modalités du rapport commandement/obéissance (« pouvoir sur ») et non de la relation horizontale d’un « pouvoir dans » ou d‘un « pouvoir avec »). C’est dans cette volonté d’omnipotence (ou cette tentation hégémonique) que Hannah Arendt repère la « déformation professionnelle » qui empêche la philosophie de traiter véritablement de la pluralité effective et d’élaborer un véritable concept du (et de la) politique.
Aussi la question « La politique a-t-elle encore un sens ? » est-elle ordonnée à une interrogation plus profonde qui est la condition de possibilité de sa compréhension : qu’est-ce que la politique ? Hannah Arendt y a répondu (je l’ai rappelé la fois précédente) de la manière suivante : la politique repose sur un fait qui est la pluralité humaine. Et c’est parce que la philosophie a toujours eu en vue l’homme au singulier et non pas les hommes au pluriel, parce qu’elle a toujours considéré la politique en partant de l’homme au singulier et non des hommes au pluriel qu’elle a en quelque sorte manqué l’ « essence de la politique ».
Telle est la première difficulté – la difficulté préalable – inhérente à la question du « sens » de la politique : difficulté « transhistorique » et sujette à d’incessantes répétitions ou redites au sein de la tradition philosophique elle-même. C’est pourquoi la question « la politique a-t-elle un sens ? » implique un double soupçon (voire une dénégation, un déni)
1- un soupçon relatif à l’autonomie du domaine des affaires humaines et sur la capacité d’invention et de création de la praxis humaine
2- un soupçon et même refus de la contingence de l’action, de son caractère aléatoire, immaîtrisable et imprévisible. Car la condition politique est celle d’êtres humains en proie à la contingence et à l’incertitude et la politique elle-même n’a de sens que si elle est aux prises avec l’incertitude.
Tel est donc, schématiquement, le cadre « conceptuel » dans lequel s’insère l’interrogation sur le sens de la politique, cadre que j’ai voulu rappeler en préalable.
II- Mais cette interrogation – c’est le deuxième volet auquel je voudrais m’attacher – concerne aussi la crise profonde de la politique aujourd’hui et plus particulièrement de la politique démocratique : or il n’est pas exclu que nous puissions retrouver dans notre actualité la trace du désir permanent (et inavoué) d’en « finir » avec la politique, ce désir fût-il requalifié en termes en apparence inédits.
Hannah Arendt, dans les textes que je viens d’évoquer (écrits dans la seconde moitié des années 50) liait la question du sens de la politique – après la deuxième guerre mondiale – aux désastres provoqués par les expériences totalitaires, qui constituaient les expériences fondamentales de son époque. Non seulement ces expériences avaient mis en jeu (en danger) la liberté humaine, la capacité des hommes à commencer quelque chose de nouveau, leur capacité d’initiative au sens fort du terme, en prétendant politiser l’intégralité de l’existence humaine (« tout est politique ») mais elles avaient mis en évidence le développement monstrueux des possibilités d’anéantissement de l’humanité, possibilité dont les Etats avaient le monopole. Et la bombe atomique avait étendu ces possibilités d’anéantissement au-delà des seuls régimes totalitaires. Tel était l’horizon d’expérience qui accompagnait l’interrogation d’Arendt : la question sur le « sens » de la politique était inséparable de la perspective d’une destruction potentielle des conditions de l’existence politique et même d’un anéantissement de l’humanité. Hannah Arendt écrivait par exemple que les guerres du XXe siècle avaient été des guerres d’anéantissement qui ne faisaient pas seulement disparaître le fruit de la production et de la fabrication humaine mais qui avaient fait disparaître (ou tenté de faire disparaître) le monde des relations entre les hommes. En ce sens, les guerres d’anéantissement qui ont caractérisé le XXe siècle ont fait éclater les limites établies par le politique et anéanti le politique lui-même.
Quand nous la posons aujourd’hui, dans l’horizon d’expérience qui est le nôtre, la question n’est plus exactement du même ordre : elle a d’abord trait à l’effondrement d’un certain nombre d’espérances qu’avaient fait naître la modernité et surtout la modernité démocratique. Même si cet effondrement n’est pas sans rapport avec les expériences totalitaires, il a donné lieu à de nouvelles déclinaisons et à de nouveaux questionnements sur le « sens » de la politique au sein même de l’expérience démocratique. Je voudrais montrer que ces déclinaisons prennent aujourd’hui essentiellement la forme d’une série de tentatives pour dé-politiser le monde et dé-démocratiser la démocratie et qu’elles reposent sur ce désir inavoué de se débarrasser à nouveaux frais de la contingence et des incertitudes de l’action politique.
J’aborderai deux grands problèmes
1- celui de l’horizon d‘expérience contemporain : caractérisé par l’effondrement des espérances advenues avec la modernité triomphante
2- celui du devenir de la « démocratie, habité par un certain nombre de processus qui tendent de manière convergence à vider la politique de son sens, à dé-politiser la politique, à dé-politiser la démocratie:
– le néo-libéralisme : la politique pensée comme entreprise
– la tentation ou tendance « épistémocratique » (ou « épistocratique »)
– l’apparition de la post-démocratie et de la post-politique : sorte de radicalisation du désir de se débarrasser de la politique
1- l’horizon d’expérience contemporain
Le point de départ de ces interrogations et suspicions sur le « sens » de la politique est effectivement l’effondrement des espérances liées à la modernité triomphante. Ce point de départ est une mutation du régime d’existence caractérisé par la « temporalisation » de l’expérience humaine. Lorsque les Temps modernes se sont saisis comme temps nouveaux (Neue Zeit), le temps lui-même a acquis une qualité historique. Comme l’écrit Koselleck (Le futur passé), ce n’est plus dans le temps mais par le temps que l’histoire se déroule désormais : le temps est dynamisé jusqu’à devenir lui-même un moteur de l’histoire. Dynamisé en force, le temps devient l’acteur de l’histoire. Car l’homme se perçoit dès lors comme un être historique, inséré dans un devenir qui est doté d’une valeur intrinsèque et qui n’est plus pensé, interprété comme un effet de sens produit par la volonté de Dieu et par ses manifestation, ce qui était par exemple le cas dans la théologie de l’histoire. Dans ce devenir, instauré avec la modernité, l’homme peut désormais lire les grandes lignes du développement de l’humanité. Et cette ouverture à l’avenir, marquée par le triomphe de l’idée de progrès va tenter de répondre précisément cet effondrement des repères et des normes pré-établis. La modernité se pense au sein d’un devenir orienté vers l’idée de progrès et elle va légitimer son action (au premier chef politique) par la projection dans l’avenir de ce qu’elle en attend et en espère. Pour résumer schématiquement, l’appréhension de ce devenir est marquée par 3 traits caractéristiques
– l’idée d’une disponibilité de l’histoire, d’une histoire qui serait mise en quelque sorte à disposition du faire humain.
– la conscience d’une accélération qui va engendrer des impatiences de plus en plus grandes
– la disponibilité de l’histoire : l’histoire est à disposition de l’agir humain, elle est à faire, elle est l’œuvre des hommes. Le futur des hommes est remis à leur propre arbitre. Le passage de la théologie de l’histoire à la philosophie de l’histoire témoigne d’une rupture conceptuelle et épistémologique. La capacité des hommes à agir sur leur destin implique que le futur est remis à leur propre arbitre. Il nous faut devenir les auteurs d’une histoire que nous pourrons d’abord dominer du regard en lui assignant une fin et que nous pourrons maîtriser en y lisant les étapes de la transformation effective de l’humanité. L’histoire n’est plus seulement à penser, elle est à faire. Elle est le processus même de la réalisation de l’homme parce qu’elle est l’histoire de l’homme auteur de lui-même. Auteur de l’histoire, l’homme peut ainsi repérer dans l’histoire effective, à travers certains événements (par exemple la Révolution française), les signes révélateurs d’une disposition de l’espèce humaine à être la cause d’un progrès vers le mieux ( Voir Kant et son analyse de la Révolution française : signe d’une disposition morale de l’humanité vers le mieux)
– le sentiment d’une accélération qui engendre des impatiences de plus en plus grandes puisque l’homme, auteur de l’histoire, peut repérer dans l’histoire effective, à travers certains événements (la Révolution française par exemple), les signes révélateurs d’une disposition de l’espèce humaine à aller vers le mieux, d’une disposition à être la cause d’un progrès vers le mieux. Condorcet par exemple, dans l’Esquisse d’un tableau historique de l’esprit humain, en propose une lecture qui est une lecture optimiste puisque l’accélération tout à fait vertigineuse qui caractérise les dernières époques, le temps historique de la modernité est une accélération qui doit rendre perceptible l’amélioration du genre humain.
Chacun de ces éléments – temps nouveau, temps accéléré, histoire à disposition et soumise au faire humain – accompagne donc le savoir de soi de la modernité. Que le temps soit dynamisé jusqu’à devenir lui-même une force historique entraîne une tâche d’ordre politique. Il s’agit de construire la société moderne sous le signe du progrès. En sorte que « les conceptions politiques d’une société alternative et meilleure ne sont désormais plus situées dans un espace imaginaire u-topique, mais projetées dans le futur, donc dans l’espace de l’histoire et de la politique. Les attentes ne sont plus « eschatologiques » (au sens propre d’un événement qui doit advenir de l’extérieur dans l’histoire) ni même utopiques ou u-chroniques : elles sont projetées dans l’immanence du réel et liées à la réalisation d’un projet. Il s’agit de « faire l’histoire » et c’est au regard de cet objectif que se situent et s’analysent les grandes oppositions politiques de la modernité : conservateurs ou réactionnaires vs progressistes. Dans cette perspective, la question du sens de la politique n’est pas problématique : elle implique à la fois sa signification (son intelligibilité) et son orientation vers le meilleur et le progrès.
Or, la situation contemporaine a marqué l’effondrement des espérances liées au progrès global de l’humanité. Nous ne sommes plus aujourd’hui dans cette modernité triomphante habitée par la croyance au Progrès et, pour reprendre la perspective de Koselleck, le temps n’est plus dynamisé en force historique. Il n’est plus le moteur d’une histoire à faire, d’une tâche politique à accomplir. Il est devenu, après l’effondrement de la croyance en un avenir téléologiquement orienté vers le mieux, un temps sans promesses.
Les éléments qui caractérisaient la modernité triomphante ont été profondément révoqués en doute : aussi bien l’hypertrophie de la rationalité technique et instrumentale que les déploiements catastrophiques des systèmes totalitaires ont remis en cause l’idée des « temps nouveaux » au moins en ce qui concerne le double fantasme du commencement absolu et de la « régénération » de l’homme nouveau. Quant à l’accélération, elle n’est pas celle qui nous rapproche des temps meilleurs. Nous n’adhérons plus aujourd’hui à l’espérance des Lumières de voir se réaliser, fût-ce de manière asymptotique, la marche de l’humanité vers le mieux. Certains y voient même une marche vers le pire. L’illimitation qui dilatait l’avenir en donnant à l’homme non seulement le pouvoir de tout conquérir mais celui de se produire lui-même – de faire l’histoire et de faire histoire – s’est aujourd’hui retournée en désillusion, voire en effroi et en terreur. Car le thème de la maîtrise, combiné à celui de la table rase, a – comme on le sait – nourri le « ici, tout est possible » : c’est par ces mots que David Rousset désignait la présupposition fondamentale des camps d’extermination et de concentration, ces « laboratoires » de la domination totalitaire.
Le schéma qui prévaut aujourd’hui est donc celui d’un futur infigurable et indéterminé. Cette nouvelle manière d’ « être au temps » affecte à la fois le regard que la société porte sur son avenir collectif voué à l’incertitude et les représentations que les individus se font de l’orientation (tout aussi incertaine) de leur existence. A quoi s’ajoutent les processus de désynchronisation et d’éclatement des temporalités et des rythmes désormais privés de tout horizon de sens unificateur.
La crise du temps politique en est l’un des signes les plus éclatants car, dans cette dynamique paradoxale, on assiste à l’affaiblissement voire à la perte de la capacité de la société à se transformer elle-même par l’action politique. Celle-ci ne se manifeste plus sur le mode de l’initiative ; elle est devenue essentiellement réactive. Réaction aux mouvements des marchés financiers, aux bouleversements écologiques, aux mutations sociétales et culturelles. Tout se passe comme si la société perdait ou avait perdu le caractère d’un projet qu’il s’agit de mettre en œuvre politiquement, comme si elle avait épuisé ses énergies utopiques et ses ressources de sens. Le constat d’une défaite de la politique face à la vitesse et à la complexité des mutations économiques et technologiques apparaît à beaucoup comme une évidence. De même que prévaut l’idée selon laquelle les oppositions politiques ne se présentent plus vraiment comme des formes alternatives (conservateurs/progressistes, droite/gauche) qui se réfèreraient à une dynamique historique, ie à une appréhension de l’avenir. Pour beaucoup, la difficulté à situer leurs orientations et leurs critères de référence (à les inscrire dans un projet orienté) fait que ces oppositions apparaissent comme vidées de leur sens. Tel est donc l’horizon d’expérience sur lequel se dessinent les questions relatives au « sens » de la politique, questions liées au processus de dé-temporalisation aujourd’hui à l’œuvre dans les sociétés contemporaines (occidentales).
La question qui se pose alors est celle du devenir de la démocratie contemporaine
2 –les interrogations sur le devenir de la démocratie contemporaine
Je partage avec Claude Lefort l’idée que la démocratie moderneest plus qu’un régime au sens étroit du terme, plus qu’un ensemble de procédures juridico-politiques, plus qu’un mode d’organisation et de répartition du pouvoir : elle est une forme de société(l’idée est issue de Tocqueville), à savoir une expérience et même une épreuve qui implique une manière de vivre (ou de ne pas vivre) ensemble, un style d’existence, des mœurs, des assises mentales et affectives. Elle est donc à la fois une expérience et un horizon de sens. Confrontée, dès son avènement, à la dissolution des repères de la certitude, la démocratie moderne a inauguré une histoire dans laquelle, comme l’écrit Claude Lefort (Essais sur le politique) les hommes font l’épreuve d’une « indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir, et au fondement de la relation de l’un avec l’autre… » Le lien entre le pouvoir et le savoir s’est défait avec la découverte collectivement partagée que le pouvoir n’appartient à personne, que ceux qui l’exercent ne l’incarnent pas et qu’en eux ne s’investit ni la Loi de Dieu ni celle de la Nature. Parce que le pouvoir démocratique est sans garantie transcendante, il est investi en permanence par le débat sur le légitime et l’illégitime, voué à accueillir et à institutionnaliser le conflit : qu’il s’agisse de la division sociale, de la séparation des sphères politique, économique, juridique, de l’opposition irréductible des choix et des valeurs. Tels sont les éléments classiques de l’analyse de l’incertitude démocratique et de l’épreuve de l’indétermination démocratique.
Or les conditions de la démocratie contemporaine ont remis en question cet exercice de la logique démocratique. Elles ont mis en évidence son dérèglement : par les effets paradoxaux de la mondialisation, les développements insaisissables du capitalisme financier, l’insécurité sociale croissante, l’épuisement des modalités traditionnelles de l’action politique, la sémantique de la flexibilité qui s’étend bien au-delà de la sphère des conditions du travail… Je crois qu’on assiste aujourd’hui, dans ce contexte, à toute une série de processus qui tendent à vider la politique de son sens, à opérer un processus de dé-politisation de la politique et de la société démocratique.
Je voudrais brièvement indiquer deux éléments qui me paraissent essentiels :
1- le processus lié à la rationalité « néo-libérale » et qui consiste à penser la politique sur le modèle de l’entreprise et plus généralement sur le modèle du marché. Ce qu’il faut ici souligner c’est que, comme y insiste notamment Foucault, il ne s’agit pas d’une accentuation ou d’une exacerbation du libéralisme classique. Il ne s’agit pas seulement d’une politique économique (abandon de l’Etat-providence, économie de marché soustraite à toute contrainte, processus de dérégulation, accentuation du « laisser-faire », maximisation de la concurrence). Il ne s’agit pas d’un processus qui tend à accroître la liberté du marché au détriment de la puissance publique et de ses interventions mais d’une nouvelle rationalité politique, d’un « art de gouverner » qui ne se limite pas aux mesures étatiques (politiques et économiques) mais qui agit sur les subjectivités et les comportements, infléchit les modes de citoyenneté et investit tout le tissu social. C’est en fait un processus qui tente de soumettre toutes les dimensions de l’existence à la rationalité économique : l’être humain étant conçu prioritairement comme un homo oeconomicus dont l’existence est tout entière régie par la rationalité calculante, le souci de la rentabilité et le souci de la performance. Comme le remarque encore Foucault (voir le cours du Collège de France 1978-1979, Naissance de la biopolitique), ce n’est plus le marché qui est sous surveillance de l’Etat mais l’inverse : l’exercice global du pouvoir politique étant désormais réglé sur les principe de l’économie de marché. L’Etat – devenu Etat managérial – fonctionne comme une entreprise : il doit se penser et se conduire comme un acteur du marché. Ces mutations ont été déjà souvent analysées mais elles n’ont pas toujours été envisagées centralement comme des mutations d’ordre anthropologique qui façonnent normativement les sujets politiques comme des acteurs entrepreneurs dont l’autonomie consiste à prendre soin de soi-même, à subvenir à leurs besoins et à servir leur ambition.
Cette extension du paradigme économique à toutes les sphères de la société, à toutes les activités (désormais évaluables selon des normes instrumentales ou quantitatives est aussi le corrélat de la réduction d’un sujet pluriel, divisé, problématique (d’un sujet qu’on pourrait qualifier d’« ingouvernable » en raison de ses conflits intérieurs, des divisions qui le traversent ) en un sujet « entrepreneur » et entrepreneur de soi-même.
Cette configuration a ainsi pour effet de produire de l’homogène en soumettant le nouveau « sujet » à une logique unitaire, celle de l’homme « entrepreneurial », du sujet « performant » « délivré » de ses contradictions et de ses troubles intérieurs, bref de son caractère « problématique ». On peut alors s’interroger sur les effets dépolitisants de cette rationalité globale qui vise à uniformiser nos manières d’être et nos pratiques et à réduire la pluralité de nos expériences. On peut considérer que cette tentative pour se débarrasser de la pluralité de nos expériences (couplée à la division interne des sujets) est une tentative pour en finir avec la dynamique conflictuelle inhérente à la démocratie. Le débat sur le légitime et l’illégitime n’est pas seulement un débat formel : il affecte l’expérience des hommes car il met aux prises des croyances, des opinions, des intérêts multiples et opposés, à condition que le « discord » puisse s’exercer dans un monde commun. Il n’est pas un débat « a priori », donné une fois pour toutes au titre de préalable : il resurgit à l’épreuve d’une forme de société qui contrevient à toute stabilisation, à toute homogénéisation, y compris celle des sujets politiques. En elle, se contrarient deux mouvements : d’une part celui qui met sans cesse en question les identités, les catégories, qui les déplace dans l’espace social, démultiplie les appartenances, ouvre de nouveaux champs d’intervention et d’autre part celui qui œuvre non seulement à la stabilisation du système mais à celle de la domination. C’est ce qui permettait à Claude Lefort d’écrire que l’Etat démocratique excédait les limites traditionnellement assignées à l’Etat de droit. Car il était le lieu, le « théâtre » d’une « épreuve », d’une contestation dont l’objet n’était pas la conservation des droits et des avantages acquis et qui se formait « depuis des foyers que le pouvoir ne pouvait pas maîtriser ». Et ce qu’on retrouve au terme de cette analyse, c’est bien la tentation récurrente d’en finir avec la politique, autrement dit avec l’épreuve de la contingence.
2- à ce premier élément, on pourrait associer la tendance qui prévaut aujourd’hui : tendance « épistémocratique » ou « épistocratique » qui ne cesse de s’amplifier et qui est une variante de la tendance technocratique ou du gouvernement des experts. L’intérêt de l’expression est dans son étymologie. « Epistémocratie » ou « épistocratie » : le pouvoir de ceux qui « savent ». Par où on retrouve précisément la vieille idée platonicienne d’un pouvoir ordonné au savoir, de la prérogative de ceux qui savent en matière d’exercice du pouvoir. Ce n’est pas seulement en se référant à la figure du philosophe-roi que Platon déploie cette perspective mais plus généralement parce que la décision politique relève d’une « science » du politique qui émane d’un savoir total, immuable susceptible de mettre fin aux contradictions et aux aléas de la cité réelle. Vous vous souvenez (je l’ai évoquée dans l’une des premières conférences) de la célèbre discussion du Protagoras entre Socrate et Protagoras : Socrate, qui représente la position platonicienne, soutient que l’ « art politique » relève d‘un savoir légitime qui, seul, autorise son juste exercice. Face à lui, le sophiste Protagoras affirme (en ayant recours au mythe d’Epiméthée) que les capacités (ou les dispositions) des citoyens ne sont pas du même ordre que les compétences spécialisées : les capacités politiques ne sont pas des savoirs techniques et il existe une disposition au jugement que partagent tous les citoyens.
Or, en dépit de la différence des temps, ce débat n’est pas obsolète : la tentation « épistémocratique » ou « épistocratique « (énoncée par exemple dans la phrase de saint Simon : substituer l’administration des choses au gouvernement des hommes) a perduré tout au long de l’histoire de la pensée et de la pratique politique. Et il existe aujourd’hui des conditions facilitantes – par exemple la montée des populismes – qui favorisent cette tendance. On peut être conduit à mettre en cause la fonction épistémique de la démocratie et à se demander si le peuple est suffisamment éclairé pour pouvoir décider rationnellement. Sous-entendu : les décisions politiques doivent être rationnelles de part en part. Or la sphère publique, on en revient toujours à la même idée, est le lieu de l’échange des opinions, de la liberté voire de l’irrationalité. Par exemple, entre la droite et la gauche le débat est fondé sur des choix, des orientations, des valeurs qui ne sont ni « vraies » ni « fausses » : la légitimité revendiquée par chacune des deux ne repose pas sur un « savoir » ou une « science » prise comme référent ultime. C’est aussi la raison pour laquelle le conflit démocratique peut être considéré comme « interminable ». D’où la résurgence récurrente de ces tentatives (qui culmineraient aujourd’hui dans l’idée de « post-démocratie », de « post-politique ») pour se débarrasser de ce caractère interminable, inachevable qui est aussi bien la marque de la dynamique démocratique que des aléas d’une action qui, comme le soulignait Hannah Arendt, est imprévisible autant qu’immaîtrisable
Quelques remarques en guise de conclusion (provisoire)
Ce n’est donc pas d’aujourd’hui que nous savons que la politique démocratique ne peut agir qu’en se revendiquant d’un savoir faillible. Plus encore : le fait que la politique se déploie à l’ombre de la contingence est une matrice de la réflexion et de l’action politique, même si la désintrication du rapport entre savoir et pouvoir est aujourd’hui portée à son paroxysme avec la fragmentation des temps.
On peut voir dans une certaine modalité de l’indétermination démocratique, dans la dissolution des repères de la certitude qui la caractérise, les ressources possibles d’une résistance à la loi de l’accélération. La démocratie peut en effet – et c’est l’une des raisons de sa fragilité constitutive – être définie comme une dynamique qui s’efforce d’institutionnaliser l’incertitude. A cet égard, elle est rétive à toute démarche, à tout processus qui tente de se débarrasser de la contingence. Dans quel contexte et à la lumière de quels présupposés – et par quelle méconnaissance de l’incertitude démocratique – a-t-on pu envisager que le politique était susceptible de produire de la certitude ? Si la démocratie est attachée non seulement à un contexte mais aussi à un fondement d’incertitude, aucune décision ne peut jamais être fondée sur un savoir définitif et non polémique.
Assumer l’incertitude – y compris celle du futur – c’est tout simplement comprendre ce qu’est une politique démocratique ou plus exactement ce qu’elle ne peut pas ne pas être. La recherche de certitudes définitives lui est radicalement étrangère, d’où l’insatisfaction qu’elle engendre inévitablement et qui concerne tout autant le caractère fuyant et inassignable des idéaux que la capacité des individus à les investir ou à les réinvestir dans un processus inachevable.
Il faut alors se demander quelles ressources la dynamique démocratique peut mobiliser face à cet épuisement ou à ce délitement du sens de la politique. Je continue de penser, pour ma part, que la dynamique démocratique peut secréter de l’intérieur – en raison de sa productivité – des formes agonistiques de discussion et de contestation. Dans cette perspective, la désaffection de certaines modalités traditionnelles de la politique au profit d’expressions plus difficiles à situer ou inédites, n’est pas nécessairement le signe d’un désintérêt à l’égard de la politique mais peut-être l’esquisse d’une nouvelle pratique dont témoignent la multiplication des pétitions, des forums citoyens, des collectifs de lutte, etc…
Il ne suffit pas, je crois d’énoncer ces nouvelles expressions comme relevant d’une politique de la « défiance » qui multiplierait les formes et les voies de la contestation. Cette vision est certes juste mais trop limitée car elle s’énonce de manière restrictive voire négative : les protestations l’emportent sur les mobilisations positives, l’indignation prend le pas sur l’espérance et le rejet prime sur le projet et l’adhésion. La seule mobilisation des énergies négatives est souvent vouée à l’échec : c’est le cas de l’indignation ou de la revendication victimaire. Alors que de véritables contre-pouvoirs ne s’exercent pas seulement comme des procédures d’empêchement ou de surveillance (ce en quoi résiderait la « contre-démocratie ») mais révèlent une véritable capacité d’initiative : ils ne se bornent pas à limiter des mécanismes institués, ils contribuent à renforcer et surtout à recréer la démocratie. Lorsque Hannah Arendt faisait de la « désobéissance civile » un élément de la participation permanente des citoyens au domaine public, elle se demandait à quelles conditions le « droit de résistance » pouvait être intégré dans le système des institutions américaines.
Le rappel de ce qui lie la politique démocratique à la contingence et à l’incertitude – à commencer par l’incertitude du futur – devrait être le point de départ de la réflexion à venir. Les nouveaux enjeux auxquels nous sommes confrontés sont aussi de véritables défis : l’écologie, les inventions technologiques, le rôle de la finance. Il en va de même des enjeux sociétaux tels que la reconnaissance effective de la parité, de l’homosexualité, les problèmes liés à la procréation et à la filiation. Ces évolutions ou ces mutations offrent des perspectives de renouvellement : il y a cinquante ans, on n’aurait jamais pensé que le politique avait vocation à prendre à bras le corps la question de la famille. Un auteur aussi pessimiste sur l’avenir de la démocratie que Colin Crouch (La post-démocratie) voit pourtant dans les luttes féministes l’expression d’un mouvement de contestation qui a contrarié la pente descendante de la démocratie vers la post-démocratie : ce sont, dit-il, des « mouvements démocratiques au sein de la progression de la post-démocratie ».
Plutôt que d’y voir un recul du politique (ou un repli dans des questions dites sociétales), c’est bien à une extension du périmètre des affaires publiques que nous assistons. Si nos démocraties sont assaillies par de nouvelles questions qu’elles sont appelées à résoudre, c’est peut-être davantage une chance qu’un problème et cela vaudrait aussi pour la possible invention (ou réinvention) de nouvelles pratiques, de nouvelles modalités d’action sans aucun doute liées à de nouvelles dispositions subjectives de la part des citoyens. Je n’ignore pas, bien entendu, le caractère très problématique et très difficile de ces éventuelles modalités d’action. Car non seulement elles ne parviennent pas – le plus souvent – à s’inscrire dans une durée institutionnelle mais elles se heurtent à l’entropie qui, dans les démocraties contemporaines, affecte aussi les énergies individuelles.
J’ai commencé cette dernière conférence en me référant à Hannah Arendt. Je la terminerai en citant cette phrase si révélatrice tirée de sa correspondance : « la politique, dans notre siècle, est presque une œuvre de désespoir et j’ai eu toujours eu la tentation de la fuir en courant ». Mais précisément, en dépit de cette tentation, elle n’a pas renoncé.