Pourquoi changer de genre au théâtre ?

La réalité théâtrale a en majeure partie consisté dans le déploiement de techniques théâtrales particulières pour jouer les deux genres. Puisque tout jeu renvoie à des codes, le théâtre -comme la philosophie- peut introduire les spectateurs dans une réflexion sur cette différence des sexes. De là aussi, les résonances entre les problématiques de la scène théâtrale et celles de la scène sociale.

Pour quelles raisons historiques, idéologiques et morales les personnages et les acteurs de théâtre changent-ils si volontiers de genre (masculin/féminin) ? Que permet le travestissement ?

Telle est l'interrogation qui traversera la troisième conférence du cycle Que partage-t-on au théâtre qui se tient aux Matinées de la littérature, les jeudis du 3 octobre au 21 novembre, à Paris, à distance ou en podcasts. 

Saviez-vous qu’à l’époque du théâtre élisabéthain durant laquelle William Shakespeare écrivait ses pièces, seuls les hommes étaient autorisés à jouer les personnages sur scène - y compris les rôles féminins ? Ainsi, Juliette, Desdémone, Hermione et d’autres furent d’abord incarnées par des hommes. Au XIXème siècle, ce sera pourtant Sarah Bernhardt qui interprétera de façon iconique Hamlet, l’un des personnages shakespearien le plus célèbre. Cet espace et cette temporalité fascinants et quasi-magiques qui constituent le théâtre peuvent permettre, autant aux comédiens et comédiennes, qu’aux personnages de l'intrigue, de changer de genre. Le travestissement est un jeu, dans les deux versants que ce que la langue anglaise peut traduire par “act” and “play”. Si, à cet égard, le travestissement est un ressort théâtral essentiel, en philosophie les théories sociales du genre (gender studies) mobilisent quant à elles volontiers la métaphore de la scène de théâtre pour exposer leurs arguments. 

La réalité théâtrale a en majeure partie consisté dans le déploiement de techniques théâtrales particulières pour jouer les deux genres. Puisque tout jeu renvoie à des codes, le théâtre -comme la philosophie- peut introduire les spectateurs dans une réflexion sur cette différence des sexes. De là aussi, les résonances entre les problématiques de la scène théâtrale et celles de la scène sociale.  

La performance, entre théâtre et théories du genre 

La sphère des gender studies évolue autour du concept de performativité du genre, formulé par la philosophe américaine Judith Butler dans Trouble dans le genre (1990), inspirée des énoncés performatifs théorisés par John Langshaw Austin dans Quand dire, c’est faire (1962).

Austin désigne ainsi des phrases qui ne servent pas à dire quelque chose, à nommer ou décrire, mais qui font quelque chose. L’énoncé performatif constitue l’action à laquelle il se réfère (par exemple, quand un président de séance prononce “la séance est ouverte” ou encore “je vous déclare mari et femme”). Judith Butler applique cette notion de performativité à la construction des genres. Ceux-ci n’expriment donc pas une intériorité, une vérité, ou une “nature”. Les genres sont une construction sociale qui ne se réalise qu’au travers de leurs pratiques et leurs régulations :

“Le genre se révèle performatif, c’est-à-dire qu’il constitue l’identité qu’il est censé être. Ainsi, le genre est toujours un faire, mais non le fait d’un sujet qui précède le faire.” (trad. C. Kraus, 2005, Gender Trouble: Feminism and the Politics of Subversion)

Selon Butler, ce que nous appelons communément le “moi” est une fiction puissante construite socialement et culturellement, que nous (re)produisons continuellement au travers de gestes, de mouvements, de mots, etc. et que nous percevons et ressentons donc comme “réelle”. Ainsi, la normalité est également une fiction et est donc également “jouée”.*

Selon Butler, si un genre est construit et normé, alors on peut envisager -dans une certaine mesure- d’en détourner les scénarios à des degrés plus ou moins théâtraux. En effet, la performance théâtralisée des genres repose souvent sur le registre de la parodie pour dénoncer les injonctions de genre normatives (Adams 20; 60, 2018). Si le travestissement comme performance révalatrice du caractècère construit du genre a été mobilisé par les gender studies, c’est donc bien du côté du théâtre qu’il s’agirait de chercher comme une vérité de ce qui constitue nos actions sociales quotidiennes passant par nos corps. Ainsi, la valeur esthétique du théâtre est-elle mobilisée comme outil épistémique par les théories du genre, révélant la performativité des genres par la répétition de certaines performances.

All the World A Stage? 

Ce qui caractérise également les théories du genre c’est ce geste particulier d'esthétisation assumée de ses perspectives théoriques et politiques. On assiste à une élaboration théorique théâtrale, qui revendique de mobiliser la vision du ceux et celles qui s’y confrontent.

Les théories qui explicitent la performativité de genre sont à elles-mêmes de véritables performances, notamment car les pratiques artistiques sont partie intégrante du fond philosophique et de la forme de l’écriture (Turbiau 2021). La représentation est à la fois un moment de la construction, de théorisation et de la politisation des identités. Pour ce pan de la pensée contemporaine, la théorisation est, simultanément, une démonstration militante (du latin demonstratio, “action de montrer”). Les théories du genre tendent d’une certaine manière à concrétiser la métaphore tirée de la pièce de Shakespeare Comme il vous plaira (1623) selon laquelle  “Le monde entier est un théâtre, Et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs” (“All the world’s a stage, And all the men and women merely players”) : la médiation métaphorique procurée par le théâtre et son champ lexical se fait alors contenu théorique

On remarquera en passant que la publication de Judith Butler qui inaugure cette conception des genres comme “jeu” social est parue dans une revue d’études théâtrales de 1988, avant son plus célèbre ouvrage qu’est Trouble dans le genre. Au regard de l'enjeu de la performativité évoqué précédemment, ce fait donne donc à voir une mise en abyme intéressante. Il s’agit ici de la coïncidence entre le fond de l’article évoquant la performativité, la théâtralité, les jeux de rôles, prenant le théâtre dans un sens métaphorique, avec la forme d'exposition de son contenu présenté sur une certaine scène, en l'occurrence une revue d’études théâtrales. La théorie philosophique d’une scène sociale constitue une véritable pièce de théâtre comportant une dimension prophétique, et programmatique mais aussi collective et performative car elle se substitue ou constitue en elle-même une œuvre. En effet, le courant postmoderne dans lequel s’ancrent Butler et la plupart des auteurs du champ des gender studies assume le recours à la fiction pour l’élaboration théorique. 

Une autre philosophe, Donna Haraway, s'est par exemple réappropriée la figure de la créature du Dr Frankenstein, qu’elle contraste avec sa figure théorique du cyborg (2006,15). Haraway appréhende la réalité des identités en termes de fiction, car son approche dépasse l'idée de l'identité comme quelque chose de strictement pure et personnelle. Le moi est à la fois individuel et collectif, naturel et social, moi et les autres ; nous ne pouvons pas être d'un seul côté de ces dichotomies. L'intention de Haraway n'est pas de supprimer ces dichotomies, mais de les faire fonctionner ensemble, de les hybrider, pour utiliser son propre vocabulaire, sans toutefois produire leur réconciliation dialectique. 

Virgina Woolf écrivait déjà dans Orlando (1928) - biographie imaginaire d’un jeune noble qui se tranforme mystérieusement en femme à l’approche de ses 30 ans et qui vivra pendant plus de 300 ans jusqu'à l'époque moderne sans vieillir-  qu’ “en tout être humain survient une vacillation d’un sexe à l’autre et, souvent, seuls les vêtements maintiennent l’apparence masculine ou féminine, tandis qu’en profondeur le sexe contredit totalement ce qui se laisse voir en surface”.

Ainsi, on pourrait retenir des gender studies contemporaines l’idée selon laquelle l’identité humaine, et l’expression des genres, sont en permanence une coexistence instable de tensions. Il semblerait que la littérature et le théâtre l'aient depuis toujours à la fois compris et expérimenté, comme l’affirme Florence Naugrette : “le théâtre est le lieu où l’on s’expérimente comme autre”. 

Sarah Creusot

* In order to describe the gendered body, a phenomenological theory of constitution requires an expansion of the conventional view of acts to mean both that which constitutes meaning and that through which meaning is performed or enacted. In other words, the acts by which gender is constituted bear similarities to performative acts within theatrical contexts.(Butler, 1988)  - “Afin de décrire le corps sexué, une théorie phénoménologique de la constitution requiert un élargissement de la vision conventionnelle des actes pour signifier à la fois ce qui constitue le sens et ce par quoi le sens est performé ou exécuté. En d'autres termes, les actes par lesquels le genre est constitué présentent des similitudes avec les actes performatifs dans les contextes théâtraux.” (Butler 1998, traduction personelle)

Photo d’illustration : Sarah-Bernhardt Hamlet / Lafayette - photo - London. [Between 1885 and 1900] Photograph. Retrieved from the Library of Congress.

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