Quels sont les enjeux philosophiques de l’éducation ? Echanges avec la philosophe Dominique Ottavi
Quels sont les enjeux philosophiques de l’éducation ? Nathalie Sarthou-Lajus, rédactrice en chef adjointe de la revue Etudes, et Dominique Ottavi, philosophe, sont venues en discuter avec nous. Ce fut l’occasion d'aborder le hors-série de la revue consacré à l’éducation (décembre 2024), qui donne la parole à des philosophes et des enseignants, ceux-là même qui exercent un métier décrit comme en crise.
Quels sont les enjeux philosophiques de l’éducation ?
Nathalie Sarthou-Lajus, rédactrice en chef adjointe de la revue Etudes, et Dominique Ottavi, philosophe, sont venues en discuter avec nous. Ce fut l’occasion d'aborder le hors-série de la revue consacré à l’éducation (décembre 2024), qui donne la parole à des philosophes et des enseignants, ceux-là même qui exercent un métier décrit comme en crise.
Pour Nathalie Sarthou-Lajus, il s’agit d’envisager l’éducation au-delà de l’enseignement, de dépasser l'opposition éducation/enseignement si l’on veut espérer apporter des réponses aux incertitudes des générations présentes et prochaines. Les impasses dont témoignent les conditions critiques de travail des enseignants les renvoient au coeur de leur métier.
Dans une démarche qui se veut au plus près des problématiques contemporaines, Dominique Ottavi nous présente les réflexions qu’elle avait développées lors d’un entretien avec Nathalie Sarthou-Lajus et publiées sous le titre “Instruire et Transmettre”.
La distinction instruire/transmettre en question
La philosophe s'interroge sur la partition instruire/transmettre. Cette division sociale des tâches, par exemple explicitée par Jules Ferry dans dans sa Lettre aux instituteurs (1883), fut originellement vécue comme équilibré entre famille et école. Mais ce consensus semble aujourd’hui avoir volé en éclat, et ce pour deux principales raisons : d’un côté, la pression des injonctions utilitaristes se fait de plus en plus forte : l’école est sommée de produire des “résultats”, d’être “productive”. Des mots d’ordre qui s’accompagnent de la mise en place de formations “professionnalisantes” qui ne signifient rien d’autre que la restriction des ambitions éducatives. D’un autre côté, les nouvelles générations sont, dans l’état actuel des choses, laissées à elles-mêmes face à ce que la philosophe qualifie de “forces”, d’”influences” extérieures : médias, réseaux sociaux, mais pas seule ment. Dès lors, l’accès illimité, prétendu, et parfois réel, aux savoirs, fait place à la réalité de détournement permanent de l’attention et à l’expérience du décrochage scolaire.
Le lien de la tradition
Dans un tel contexte, Dominique Ottavi rappelle le projet initial de l’école républicaine : celui de produire une liberté devant “des pouvoirs qui risquent d’asservir”. Elle propose d’interroger le présent dans et par la pédagogie, tout en conservant un lien avec la tradition. :
Les changements opérés ces dernières années, occasionnant parfois des crises, sont l’occasion de s’interroger : de revenir aux questions-mêmes, d’en revenir au pourquoi du métier d’enseignant.
La philosophe évoque ainsi l’article de Franck Damour “Comment Internet m’a ré-appris pourquoi j’enseigne”. A la lumière de ce questionnement, l’objectif semble inchangé : celui pour les élèves de devenir autonomes d’un point de vue technique, mais surtout intellectuel. A la suite des travaux d’Anne Alembert, l’universitaire plaide pour ne pas céder à l’illusion de l'intelligence artificielle et de parler à la place d’”automate computationnel”.
Pour cette-dernière, il faut également se déprendre de l’image de l’enseignant simple “accompagnateur” du développement de l’enfant, prépondérante chez les pédagogues modernes, qui a pu par exemple s’incarner dans les théories de John Dewey (1859-1952). Les conceptions centrées sur l’enfant empêchent de mener une véritable réflexion sur l’institution et son articulation à la société, car elles nous font envisager le problème sous le seul prisme individuel, comme pour le harcèlement scolaire.
Le décentrement nécessaire pour repenser les finalités de l’école
C’est donc à l’aune de l’héritage et de la transmission que Dominique Ottavi nous invite à penser l’éducation. En se penchant par exemple sur les propos de Cécile Dadjali dans “Faire de nos élèves des héritiers”, on comprend la manière dont l’enseignement des classiques participe au décentrement de soi ou de son groupe social, ce qui rend possible l’émancipation du sujet par la conquête d’un langage, permettant de mieux penser.
Dominique Ottavi expose cette culture du décentrement par les oeuvres qui caractérise la pédagogie jésuite et ignatienne, cultivant l’idée que la projection dans l’altérité est source d’approfondissement de l'intériorité. Pour la philosophe, il est tout à fait possible -et même souhaitable- pour l’école publique de s’approprier cette culture.
Elle rappelle finalement l’importance de la digression, du détour et du recours à l’imagination et à la fantaisie. Tout ceci afin de dépasser l’hyper-spécialisation et le renfermement sur des savoirs éclatés qui prévalent aujourd’hui dans les sphères éducatives et universitaires. La culture du décentrement offrirait à l’inverse de quoi s'orienter dans la pensée. A la fois théorie et pratique, elle permettait notamment cette lucidité quant aux genres de savoirs que nous avons considérés bons de transmettre en tant que société, et quant aux conditions auxquelles nous avons à coeur de poursuivre cette transmission.
Pour poursuivre la réflexion, découvrez l’entretien réalisé avec Nathalie Sarthou-Lajus et Dominique Ottavi sur notre plateforme Merci Socrate !
Sarah Creusot