Retrouvez Marion Muller Colard, « Lettre à Lucie »
Son dernier texte publié dans la collection Tracts de crise chez Gallimard
Son dernier texte publié dans la collection Tracts de crise chez Gallimard
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Chère Lucie,
Vous ne me connaissez pas, et moi-même, je ne sais que peu de choses de vous. Je fais partie de la cellule éthique de soutien créée par l’Espace de Réflexion Éthique de ma région, pour accompagner le personnel hospitalier au cœur des vagues annoncées de l’épidémie. C’est à ce titre qu’est arrivé sur mon bureau un formulaire de saisine que vous avez rempli avec soin, renseignant point par point tout ce qui vous était demandé, nom, prénom, fonction, service, établissement… De là, je sais que vous êtes infirmière.
Il ne vous a pas échappé que par les temps qui courent, on ne tarit plus d’éloges à l’égard des « soignants ». Pardonnez nous de vous ballotter, au gré des circonstances, de l’invisibilité à la surexposition. Seulement nous avons peur pour nos vies et votre dévouement est notre seule chance.
Or, dans cette étrange période, où est relégué au second plan ce qui ne relève pas de la survie, je crains que votre message ne passe inaperçu, Lucie. Sans doute participez-vous à sauver des vies, vous aussi. Mais ce que je sais de vous, et qui me touche au plus haut point, c’est que vous cherchez aussi à sauver des morts.
Je ne vais pas vous mentir : lorsque je suis tombée sur vos lignes manuscrites qui résumaient la raison de votre saisine, je n’en ai pas immédiatement perçu l’urgence et la nécessité. Vous écriviez ceci : Avant son transfert à la morgue, le brancardier a mis la valise sur le corps de la patiente décédée. […] Le décès n’exclut pas, selon nous, le respect du corps. En tant que soignants, nous ne pouvons pas accepter un tel manque d’humanité !
Avant la vôtre, une autre saisine déplorait le retour à domicile d’un patient que l’encombrement du service ne permettait pas d’admettre en réanimation, et que la famille reprenait chez elle pour l’y voir mourir. Un médecin écrivait sa détresse de n’avoir pu sauver, faute de places encore une fois, deux patients qu’en temps ordinaire il aurait eu les moyens de conduire jusqu’à la guérison. Une psychologue s’alarmait des conséquences, pour un patient porteur de lourds handicaps, d’être privé des visites de son
épouse ; elle s’inquiétait du syndrome de glissement que ce manque affectif, incompréhensible pour cet homme, commençait à produire chez lui. Alors, Lucie, cette histoire de valise… J’ai tourné la page et replongé dans des questions qui me paraissaient autrement plus vitales.
Première erreur de ma part : confondre vital et essentiel. Les temps qui courent, parce qu’ils courent, précisément, participent fort à cette confusion. Je vous demande pardon Lucie, mais aussi : j’en appelle à votre indulgence.
De l’indulgence, il nous faut en avoir des réserves, car nous n’avons pas fini de devoir y puiser, pour les autres et pour nous-mêmes, lorsqu’il faudra nous réveiller de ce long cauchemar dans lequel le sentiment d’urgence
nous aura bien souvent hypnotisés. Nous aurons fait des erreurs, et j’espère en ce nous dans lequel chacun aura l’humilité de reconnaître sa part, en faisant aveu de ce besoin fondamental de l’indulgence des autres – oui, il
sera encore temps, le « jour d’après », de nous sentir fragiles, fragiles ensemble devant le jugement comme nous l’avons été devant le virus.
J’ai donc, Lucie, dans un premier temps, négligé votre cri du cœur ponctué d’un point d’exclamation – là où la plupart des autres saisines s’ouvraient sur un abîme de points de suspension.
Seulement voilà : ces quelques lignes manuscrites sont revenues danser sous mon crâne, s’infiltrer obstinément entre deux pensées décousues, et quelque chose m’empêchait d’en tourner pour de bon la page. Vous êtes devenue, de jour en jour, l’insistante Antigone de mon quotidien.
Pour un peu vous étiez là, physiquement, replaçant votre saisine sur le haut de la pile, croisant les bras, surplombant mon bureau ; point d’exclamation vivant et finalement, ineffaçable. Je tentai alors de vous opposer que, pour ma part, je ne serais pas si scandalisée à l’idée qu’on transporte ma dépouille en la chargeant d’une ultime valise, après tout.
« Qui sait si sous la terre on juge comme nous ? », répondiez-vous avec Sophocle.
Et comme Antigone était devenue, le temps d’un voyage, les yeux d’Œdipe, vous devîntes, Lucie, ma lumière.
C’était pourtant avant qu’un nouveau décret, en date du premier avril, interdise formellement les toilettes mortuaires pour les « défunts atteints ou probablement atteints du Covid-19 », et que ces derniers fassent l’objet d’une « mise en bière immédiate ».
(« Mais j’obéis, prudente, à la nécessité », soupirait Ismène.)
Alors affluèrent les protestations, dont la plus véhémente :
Aucune aide soignante ne peut enfermer un cadavre sans avoir honoré cette dépouille humaine !!
J’ai dit et je redis aux équipes que je suis disponible 24 heures sur 24 pour venir faire les toilettes des défunts au centre hospitalier, s’il le faut. Il est sûr que le soignant saura faire de la résistance éthique pour que chaque personne reçoive le respect et la dignité minimale lors de son décès. Antigone, où es-tu ?
Antigone était là, bras croisés dans mon bureau. Elle était dans tous ces messages qui remontaient non seulement des soignants, mais aussi des médecins, et j’imagine encore, dans les pleurs amers des familles qui ne parvenaient pas jusqu’à moi.
Elle redisait quelque chose de plus vieux qu’elle, de plus vieux que Sophocle qui lui prêta sa voix : un socle anthropologique qui fait partie des rares fils rouge de l’humanité, unanime pour prendre soin de ses morts depuis, au moins, Néandertal. Car, comme le dit Ricœur, « ce n’est peut-être que face à la mort que le religieux s’égale à l’Essentiel et que la barrière entre les religions, y compris les non-religions […], est transcendée. Mais parce que le mourir est transculturel, il est transconfessionnel,transreligieux en ce sens :
et cela dans la mesure où l’Essentiel perce la grille de lecture des “langues” de lecture (1)» . Ricœur sait qu’il est peu d’expériences humaines devant lesquelles nous parlons une langue atemporelle et universelle, et que ce fait-là rejoint un autre « fait certain : on ne se débarrasse pas des morts,
on n’en a jamais fini avec eux ». Cela mérite le plus grand soin et la plus grande vigilance – ne faut-il pas garder, dans la double perspective de protéger et de transmettre, ce qui nous rend également humain par delà les inégalités du monde et de l’histoire ?
Ce n’est pas une loi d’aujourd’hui, ni d’hier
Qu’un instant abolit comme un instant la fonde,
Mais l’éternelle loi plus vieille que le monde !
Face à la confusion que génèrent inévitablement les situations de crise, acceptant de perdre quelques repères et d’en connaître une sorte de vertige, vous avez, Lucie, ressenti qu’une chose pourtant ne pouvait pas se perdre, qui endiguait le chaos et l’empêchait de tout emporter avec lui :
cette éternelle loi plus vieille que le monde de respecter nos morts.
Et cela vous honore. Car nous sommes, en vérité, dépouillés devant les dépouilles. Toute croyance mise à part, il ne nous reste, devant elles, que leur inclassable identité et un précieux embarras devant cette impossible identification. Qui pourrait dire si nous nous trouvons devant une chose ou une personne ? Un fait certain, pourtant : le visage est clos et plus aucun regard ne pourra poser sur nous l’ombre d’un jugement. Ce visage clos pourrait faire écran : on trancherait alors en faveur d’une chose, qui ne
mérite finalement pas davantage d’attention qu’un pneu crevé sur le bord de la route. Ou bien ce visage clos fera miroir, et cet ultime état d’un corps humain sans défense convoquera notre conscience. Car devant un mort, on est seul et face à toute l’humanité. On est seul, mais la paradoxale présence du mort nous renvoie à ce que Hannah Arendt appelle « la différence intérieure », ce dialogue avec « l’autre en soi ».
Cet asymétrique vis-à-vis entre deux présences humaines, l’une vivante et l’autre morte, n’est-il pas, en vérité, le plus haut lieu de rendez-vous de la conscience ?
Car comment démêler, dans mes autres vis-à-vis, ce qui relève de ma conscience en propre de ce qui relève de ma crainte du jugement, ou de mon espoir d’être bien jugée ?
Personne n’était là pour s’indigner, Lucie, que vous ne vous indignassiez point. Et votre indignation, à elle seule, rend toute sa dignité à ce corps dont le respect vous préoccupe.
Et en saisissant votre stylo, en remplissant ce formulaire, ce n’est plus seulement pour le corps de cette femme que vous appelez le respect, mais pour l’exercice de ce dialogue intérieur dont Arendt dit qu’il peut « prévenir bien des catastrophes, tout au moins pour moi-même, dans les rares
moments où les cartes sont sur table(2)» . Quand, aussi bien qu’aujourd’hui, les cartes sont-elles sur table ? Dans ce « rare moment » que nous vivons, où l’on remâche la formule« rien ne sera plus comme avant » (sans bien s’entendre sur le fait qu’il faille ou non s’en réjouir), vous avez, Lucie, saisi un fil d’humanité, et suturé l’avant et l’après d’un soin que vous nous portez à tous. Pour cela, je voulais vous dire merci.
(1) Paul Ricœur, Vivant jusqu’à la mort, Seuil, 2007
(2) Hannah Arendt, Considérations morales, Rivages poche, 2018
MARION MULLER-COLARD